Lohengrin par temps de guerre

La nouvelle production de Lohengrin proposée à l’Opéra Bastille est un bel exemple de mise en scène plaquée sur une malheureuse partition qui n’en demandait pas tant.

Lohengrin par temps de guerre

CERTAINS ATTENDAIENT BEAUCOUP de la première production lyrique, en France, de Kirill Serebrennikov, metteur en scène de théâtre et de cinéma dont on a pu voir notamment le film La Femme de Tchaïkovski (2022) et, à l’opéra, Salomé à Stuttgart et Parsifal à Vienne. Parsifal étant le père de Lohengrin, on ne pouvait qu’espérer le meilleur, conséquemment, d’un Lohengrin selon Serebrennikov. Malheureusement, il semble que cet ouvrage n’inspire pas grand’chose au metteur en scène russe. Nous voici une fois de plus en face d’un concept on ne peut plus flou (un double concept en réalité : la guerre et la folie) imposé à un ouvrage qui demanderait de tout autres égards.

Il paraît que Lohengrin nous parle de la guerre. Soit. Mais la guerre, on n’en entend vraiment parler, scéniquement, qu’à la manière d’une rumeur. Certes, le héros débarque en treillis, mais le premier acte se contente de nous infliger les poncifs habituels (le lavabo, la chaise en formica, une Elsa doublée, triplée par des comédiennes muettes, etc.), sans oublier les vidéos : dès le prélude, voici venir un jeune soldat qui se promène dans les bois, sourire aux lèvres, et plonge dans un lac. S’agit-il du frère d’Elsa ? Jusqu’au bout, la partie supérieure de la scène sera envahie d’images qui n’en finissent pas de perturber l’écoute de la musique : images de guerre, images de végétaux et de poissons, personnages filmés en temps réel, procédé usé depuis dix ou vingt ans que des metteurs en scène à court d’idées n’en finissent pas d’épuiser (Serebrennikov nous les fait voir parfois à l’envers, sans doute pour dénoncer l’absurdité de la guerre qui, n’est-ce pas, est cruelle et met en danger l’humanité).

Où est la mise en scène ? où est la folie ?

Quant à la direction d’acteurs, c’est-à-dire la mise en scène, la vraie, on la cherche encore : il faut voir la routine dans laquelle se débattent Elsa et Lohengrin dans leur duo du troisième acte pour se rendre compte à quel point Serebrennikov n’a que faire des personnages ; et ce n’est pas le fait qu’ils allument une cigarette qui leur donne une épaisseur particulière. Les chœurs, eux, sont plantés, là, immobiles, ce qui au moins leur permet de chanter sans encombre.

Le spectacle, autre lieu commun, nous parle également de folie. Mais là encore, le choix de situer l’action dans un hôpital psychiatrique n’aboutit pas : ce ne sont pas trois blouses blanches et deux infirmières qui donnent crédit à un propos et font d’une idée convenue le moteur d’une mise en scène. L’Hamlet mis en scène par Warlikowski, pour citer une production récente de l’Opéra Bastille, était dans le genre tout autrement fouillé, creusé, interrogé.

Oublions ces platitudes pour nous tourner vers la musique. Elle rayonne grâce à Alexander Soddy, qui dirige avec enthousiasme un orchestre de l’Opéra de Paris des grands soirs : cordes lumineuses, bassons et clarinettes à la fête, cuivres à la fois majestueux et inquiétants. C’est là que se joue le drame, manifestement ; on a déjà oublié Gustavo Dudamel, éphémère directeur musical de l’Opéra national de Paris, qui n’aurait sans doute pas fait beaucoup mieux. La finesse d’Alexander Soddy nous permet d’entendre ce que Lohengrin doit au bel canto (dans la manière dont Elsa s’adresse à Lohengrin au premier acte) ou à Berlioz : le moment où le chœur, toujours au premier acte, s’émerveille de la situatio, n’est pas sans rappeler le passage de Roméo et Juliette où Capulets et Montagus s’exclament « Dieu, quel prodige étrange ! » Car le chœur joue un rôle central dans Lohengrin. Il est ici massif quand il le faut, ductile, nuancé à d’autres moments, riche de plans sonores différenciés, ce qui n’est pas toujours le cas pour un chœur. Il faut dire que Serebrennikov le traite comme un chœur d’oratorio : une fois enfilés leurs vêtements militaires, les chanteurs n’ont rien d’autre à penser qu’à chanter.

Plus amoureuse que méchante

Le plateau est à la même enseigne : puissant, éloquent, équilibré. On retrouve avec émotion Nina Stemme, qui fut souvent Isolde et Brünnhilde, et qui campe ici une Ortrud ardente et déchirée, moins uniformément méchante qu’amoureuse (Ekaterina Gubanova prendra le relais à partir du 18 octobre). C’est là l’une des rares idées de Serebrennikov : les méchants ne le sont pas entièrement, et Telramund répugne à se battre. Le rôle est ici chanté par Wolfgang Koch avec le timbre noir et le chant âpre qui conviennent. Kwangchul Youn (Henri l’Oiseleur) et Shenyang (le Héraut du roi) sont d’une autorité parfaite, cependant que Johanni van Oostrum (qui alterne avec Sinead Campbell Wallace) est une Elsa plus révoltée que de coutume, le timbre assez peu brillant, mais vocalement fatiguée au troisième acte, qui la voit à plusieurs reprises tentée par le parlando.

Piotr Beczala est, avec l’orchestre, le chœur et Nina Stemme le triomphateur de la soirée. Dignité du chant, sobriété de la conception, aigus pianissimo négociés avec délicatesse, le ténor polonais a le sens du long cours nécessaire à un rôle périlleux comme celui de Lohengrin. Ses premières interventions, malgré son encombrant sac à dos de soldat, sont celles d’un personnage venu d’ailleurs, et son récit du Graal a tout d’un moment légendaire. Ainsi va ce Lohengrin : on a beau vouloir lui faire dire ce qu’il ne dit pas, il persiste à dire ce qu’il a envie de dire, et nous enchante grâce aux voix et aux instruments qui se mettent à son service.

Illustration : la première rencontre d’Elsa et Lohengrin (photo Charles Duprat/Onp)

Wagner : Lohengrin. Avec Piotr Beczala (Lohengrin), Johanni van Oostrum (Elsa), Nina Stemme (Ortrud), Wolfgang Koch (Friedrich von Telramund), Kwangchul Youn (Henri l’Oiseleur), Shenyang (le Héraut du roi), Bernard Arrieta, Chae Hoon Baek, John Bernard, Julien Joguet (quatre nobles du Brabant), Yasuko Arita, Caroline Bibas, Joumana El Amiouni, Isabelle Escalier (quatre pages). Kirill Serebrennikov, mise en scène ; Olga Pavluk, décors ; Tatiana Dolmatovskaya, costumes ; Franck Evin, lumières ; Alan Mandelshtam, vidéo ; Evgeny Kulagin, chorégraphie ; chœurs et orchestre de l’Opéra national de Paris, dir. Alexander Soddy. Opéra Bastille, 27 septembre 2023 (représentations suivantes jusqu’au 27 octobre.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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