L’Opéra de quat’sous de Bertolt Brecht et Kurt Weill
La troupe de la Comédie-française s’éclate dans ce spectacle musical emblématique des années 20 en résonance avec notre époque
Ce fut l’événement du dernier Festival d’art lyrique d’Aix-en-Provence qui, début juillet, pour ses soixante-quinze ans, accueillait pour la première fois la troupe de la Comédie-Française. Avec une pièce très révolutionnaire, L’Opéra de Quat’sous, sur un texte de Bertolt Brecht et une musique de Kurt Weill. Pour la première fois, le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier, devenu familier de la troupe du Français après deux mises en scène de Shakespeare (La Nuit des rois en 2018 et Le Roi Lear en 2022) s’attaque à l’opéra.
Si tant est que L’Opéra de quat’sous, « stück mit musik » (pièce avec musique) soit un opéra. Plutôt une pièce avec des chansons, des songs aux rythmes entraînants qui s’impriment facilement dans les mémoires. Fortement sonorisé, le spectacle, joué, chanté et parfois dansé par la troupe survoltée, remet le propos à l’ordre du jour. Hostile (Dieu merci) à la transposition du texte qui gangrène trop les scènes aujourd’hui, le metteur en scène n’en apporte pas moins sa patte, établissant en filigrane un parallèle entre l’époque de la création - celle chaotique de la République de Weimar préfasciste - et la nôtre. Avec le même spectre de l’extrême-droite en embuscade.
Des chansons inédites
Créée par le duo Brecht/Weill en 1928, à Berlin, avec un grand succès, la pièce, satire de l’opéra post-romantique, tient plutôt du théâtre de tréteaux et du cabaret, mêlant jazz, comédie musicale, chansons des rues, parodies de musique religieuse (les chorals protestants). Le jeune Brecht, pas encore adepte du marxisme, expérimente la technique de la distanciation qui deviendra sa marque de fabrique, assortie d’un message anarchiste, antimilitariste, bouffeur de flics et de curés. La production de la Comédie-Française reprend la version originale de 1928, inédite en France, plus resserrée et d’esprit plus anar que celle sous laquelle elle a été mondialement diffusée au cinéma, en 1931, par Pabst. Inédites également quelques chansons prévues pour des versions ultérieures mais par la suite coupées.
Directeur artistique de la fameuse Schaubühne de Berlin, Ostermeier connaît bien l’œuvre qui, malgré le bannissement des nazis, resta pendant tout le vingtième siècle l’opéra préféré des Allemands. La plupart du temps, le metteur en scène place les acteurs déjà sonorisés devant des grands micros rétros factices fichés dans l’avant-scène. Ceux-ci racontent les mésaventures des malfrats de Londres, indiquant bien par cette posture qu’il s’agit d’un conte musical à valeur éducative, censé maintenir en éveil le sens critique des spectateurs. D’autre scènes, jouées celles-là, sont hélas plus rares, sans qu’on comprenne les raisons de ce tri entre les deux types de narration.
Très abouti, le spectacle témoigne d’un travail scénique et musical fouillé avec la troupe. Les comédiens en très grande forme, manifestement à l’aise avec ce répertoire, interpellent les spectateurs, tentent de les impliquer dans la sarabande effrénée des gueux de Londres qui a pour théâtre les docks sur la Tamise. Mais certains gags un peu trop appuyés se traînent en longueur.
Tout le monde trahit tout le monde
L’intrigue est reprise de L’Opéra des gueux, de John Gay (1728), parodie de l’opéra baroque (Haendel entre autres), qu’a fait connaître et traduit l’écrivaine Elisabeth Hauptmann, collaboratrice et maîtresse de Brecht. Le livret en trois actes, chacun terminé par un finale choral qui tourne en dérision la morale bourgeoise et religieuse, décrit un monde impitoyable de corrompus où tout le monde trahit tout le monde et où l’appât du gain fait loi. En toile de fond, les cérémonies du couronnement de la reine avec une foule de badauds qui sont une aubaine pour les malfrats accourus en nombre. Mais, au terme de mille péripéties ponctuées par un happy end inattendu, l’épilogue précise que « ça n’arrive jamais dans la vraie vie ! ».
Pour la circonstance, la Comédie-Française s’est offert une nouvelle traduction signée Alexandre Pateau. Très percutant, le texte plein de verve et de gouaille colle à la langue contemporaine avec des formules comme « D’abord la graille, et la morale, après », appelant à s’en prendre aux « chiens de la flicaille », et à ne pas céder au désespoir politique qui ouvre la porte aux dictatures. Un soin tout particulier est accordé au texte des chansons, les ballades qui émaillent tout l’opéra, dont la prosodie s’adapte à la syllabe près à la musique. Menées tambour battant au long d’un spectacle de 2h30 sans entracte, les répliques fusent comme des mitraillettes, ce qui ne les rend pas toujours très compréhensibles pour peu qu’on soit éloigné des sous-titres (seuls les textes des songs sont retranscrits en français).
Pont métallique et collages
Pour s’y retrouver dans l’intrigue foisonnante avec une foule de personnages, des textes lumineux défilent dans des bandeaux rouges qui se croisent côté jardin, donnant le titre du song ou résumant l’action en cours. Au départ complètement nue, la scène est complétée au fur et à mesure de l’avancée du spectacle par un pont métallique qui crée un deuxième niveau autorisant une circulation fluide des acteurs. Sur le fond de scène s’affichent successivement des collages et incrustations d’images fixes ou animées au graphisme inspiré de toutes les avant-gardes du XXe siècle : agit-prop, constructivisme, dada, jusqu’au pop art et au glam-rock.
Très soigné également, le travail fourni par le jeune chef Maxime Pascal qui, à la tête de son ensemble et du choeur Le Balcon, n’hésite pas à sonoriser les instruments, guitare et basse notamment, et clavier électronique. Avec sa dizaine de musiciens, certains multi-instrumentistes, le chef donne à entendre toute la diversité de la palette musicale déployée par Kurt Weill, dont il relève les sources (Mahler et Schönberg) jusqu’aux musiques des rues d’Europe centrale.
Tous les membres de la Comédie-Française se prêtent avec enthousiasme aux indications du metteur en scène et du chef, avec plus ou moins de bonheur dans le chant. Christian Hecq est un bateleur parfait dans le rôle du chef des malfrats Peachum, flanqué de son inévitable Celia (impayable Véronique Vella). Dans le rôle de leur fille Polly, Marie Oppert, beau brin de voix venue de la comédie musicale, récemment intégrée à la troupe, fait merveille, tandis qu’Elsa Lepoivre dans le rôle de la pute Jenny affiche son élégance féline coutumière. Un cran en dessous Birane Ba est un Mackie assez falot, Benjamin Lavernhe, un shérif Brown vibrionnant, Claïna Clavaron, une Lucy percutante.
L’Opéra de quat’sous, de Bertolt Brecht et Kurt Weill, Salle Richelieu de la Comédie Française, jusqu’au 5 novembre, www.comedie-francaise.fr
Adaptation et mise en scène : Thomas Ostermeier. Direction musicale : Maxime Pascal. Traduction : Alexandre Pateau. Dramaturgie et collaboration artistique : Elisa Leroy. Scénographie : Magdalena Willi. Costumes : Florence von Gerkan. Lumiere : Urs Schönebaum. Chorégraphie : Johanna Lemke. Vidéo : Sébastien Dupouey. Son : Florent Derex.
Avec Véronique Vella, Elsa Lepoivre, Christian Hecq, Nicolas Lormeau, Stéphane Varupenne/Benjamin Lavernhe, Birane Ba, Claïna Clavaron, Marie Oppert, Nicolas Chupin, Sefa Yeboah, Jordan Rezgui et le Chœur et l’Orchestre Le Balcon.
Photo Jean-Louis Fernandez