Pulcinella de Stravinsky et L’Heure espagnole de Ravel à l’Opéra Comique
L’Heure italo-russo-espagnole
À la salle Favart, un ballet de Stravinsky écrit avec la collaboration involontaire de Pergolèse prélude à une comédie musicale de Ravel.
- Publié par
- 16 mars
- Critiques
- Opéra & Classique
- 0
-
RAVEL A BIEN FAIT, évidemment, de ne pas chercher à suivre Debussy en s’inscrivant dans le lignage de Pelléas, et de préférer choisir un sujet comique pour composer son premier opéra, ou plutôt, comme il l’appelait lui-même, sa comédie musicale. L’Heure espagnole reprend en effet, au prix de quelques coupures, le texte d’une brève comédie de Franc-Nohain créée en 1904. Ravel composa plus tard un second ouvrage, tout aussi bref et plein de fantaisie, L’Enfant et les sortilèges. Ces deux brèves partitions sont parfois réunies au cours d’une même soirée, mais l’Opéra Comique a préféré faire précéder L’Heure espagnole du ballet Pulcinella, composé par Stravinsky sur des thèmes de Pergolèse (et créé en 1920 au Palais-Garnier). Le lien entre les deux ouvrages est assez lâche (la première de L’Heure espagnole eut lieu en 1911, à l’Opéra Comique, en compagnie de Thérèse de Massenet), mais Ravel et Stravinsky étaient amis, et programmer Pulcinella est l’occasion de rappeler que la salle Favart accueillait autrefois des spectacles de ballet, ce qu’on sait peu. Et puis, après tout, le siècle de Pergolèse n’a-t-il pas porté au comble de la virtuosité l’art de l’horlogerie ?
Confier à Guillaume Gallienne le soin de mettre en scène les deux ouvrages assure également la cohérence de la soirée. Un élément décoratif unique, à la fois monumental et léger, qui figure successivement un quartier de ville avec ses recoins et une maison avec ses escaliers, est situé au centre de la scène et permet tous les déplacements. Dans la première partie, l’apparition des deux Femmes (Manon Dubourdeaux et Anna Guillermin), côté jardin, dans une très belle lumière, est une image d’une grande élégance et permet aux deux danseuses de se mêler aux mouvements entamés par Pulcinella (Oscar Salomonsson). La Fiancée (Alice Renavand) de ce dernier puis deux Hommes (Iván Delgado del Río et Stoyan Zmarzlik) les rejoignent à leur tour, dans une conception chorégraphique de Clairemarie Osta qui a la clarté de sa simplicité. Pulcinella a la particularité d’être un ballet muni de neuf pages chantées (la huitième, datée de 1885, est signée Parisotti) : Camille Chopin, Abel Zamora et François Lis les interprètent avec une fausse rusticité en se glissant habilement dans le décor.
Rusticité et raffinement
L’Orchestre des Champs-Élysées, qui réunit des instruments historiques, est une formation idéale pour aborder cette musique du XVIIIe siècle refigurée par Stravinsky. Le hautbois, le basson, le cor, notamment, font merveille dans une partition dont les harmonies archaïques sont à la fois des clins d’œil et des inventions. L’orchestre brille tout autant dans L’Heure espagnole, partition subtile et complexe comme Ravel en a le secret. Il est un peu réducteur de qualifier le compositeur de brillant horloger, comme on l’a fait cent fois. Bien des pages de Daphnis et Chloé ou de Ma Mère l’Oye (« Le Jardin féerique ») sont d’une émotion poignante, et la musique qu’il a écrite ici transcende largement les situations cocasses et le texte plein de sous-entendus de sa comédie musicale, histoire d’une femme déçue par ses amants mais réjouie par la vigueur d’un muletier qui se révèle opportunément déménageur d’horloges.
Louis Langrée fait scintiller les timbres de l’orchestre sans jamais couvrir les voix d’une distribution fort bien choisie. L’Heure espagnole requiert la participation de deux ténors : Philippe Talbot est très à l’aise en horloger faussement naïf, cependant que Benoît Rameau nous amuse avec les sonnets et autres chansons de ce vrai poète candide qu’est Gonzalve. On ne dira jamais assez combien la présence de Jean-Sébastien Bou est toujours réjouissante, que ce soit chez Rossini, Boesmans, Poulenc ou ici Ravel, tant cet artiste trouve le style et le ton qui conviennent tout en restant inimitable. Nicolas Cavallier est plein de faconde en banquier suffisant, et Stéphanie d’Oustrac parfaite de bonne humeur et de santé. Elle prend plaisir, manifestement, au spectacle imaginé par Guillaume Gallienne, lequel, sans chercher midi à quatorze heures espagnoles, met en scène les personnages dans les costumes, les horloges et les pièges qui leur sont tendus.
Illustrations : Stefan Brion. En haut : L’Heure espagnole ; plus bas : Pulcinella
Stravinsky : Pulcinella. Avec Oscar Salomonsson (Pulcinella), Alice Renavand (la Fiancée), Manon Dubourdeaux et Anna Guillermin (Une femme), Iván Delgado del Río et Stoyan Zmarzlik (Un Homme) ; Camille Chopin (soprano), Abel Zamora (ténor), François Lis (basse).
Ravel : L’Heure espagnole. Avec Stéphanie d’Oustrac (Concepción), Benoît Rameau (Gonzalve), Philippe Talbot (Torquemada), Jean-Sébastien Bou (Ramiro), Nicolas Cavallier (Don Inigo Gomez).
Chorégraphie : Clairemarie Osta ; mise en scène : Guillaume gallienne ; décors : Sylvie Olivé ; costumes : Olivier Bériot ; lumières : John Torres. Orchestre des Champs-Élysées, dir. Louis Langrée. Opéra Comique, 15 mars 2024. Représentations suivantes : 17 et 19 mars 2024.