Cauchemar jubilatoire à l’Opéra du Rhin

Don Giovanni aux enfers, opéra-collage, ou l’invention d’un genre.

Cauchemar jubilatoire à l'Opéra du Rhin

L’OPERA NATIONAL DU RHIN ET LE FESTIVAL MUSICA DE STRASBOURG présentent une œuvre lyrique hors-norme de Simon Steene-Andersen, artiste danois aux multiples talents, puisqu’il est aussi le metteur en scène, le concepteur des décors et lumières et le vidéaste. Et puisque l’opéra est un art total, Don Giovanni aux enfers est l’occasion de revoir la hiérarchie implicite acceptée généralement sans discussion : la partition musicale et son livret dominant les autres arts (mise en scène, danse, décor, costumes, lumières, vidéo). Ici le spectateur est invité à accepter joyeusement le mélange des arts et leur nouvel ordonnancement. Non seulement parce que, pour cette création, Steen-Andersen est lui-même un artiste polyvalent, mais surtout parce qu’il a pris le parti de construire sa partition musicale uniquement avec des citations et collages d’œuvres antérieures, y compris pour les récitatifs. Tout l’intérêt réside alors dans le scénario imaginé par l’artiste : après sa descente aux Enfers, Don Giovanni est amené à rencontrer, comme dans un cauchemar aux chutes successives dans des abîmes de plus en plus profonds, les autres personnages du répertoire lyrique liés aux enfers, de façon plus ou moins directe. Le Méphistophélès de Faust se voit ainsi convoqué via les opéras de Berlioz, Gounod, Boito, etc., et donne lieu à la création d’un personnage nommé Polystophélès (puisqu’il représente de multiples Méphistos…), maître d’œuvre de l’histoire, qui va emmener Don Giovanni à travers des contrées et des références opératiques de toutes sortes, à vrai dire assez larges puisqu’on y rencontre aussi bien Macbeth, Turandot, Carmen, Othello et les Trois Parques d’Hippolyte et Aricie, mais aussi des personnages issus de l’opéra Le Démon d’Anton Rubinstein, du Vaisseau fantôme ou encore de La Divine Comédie de Dante, pour n’en citer que quelques-unes.

Sans entrer dans le détail de cette construction jubilatoire et farfelue, disons d’emblée que ce qui nous a séduits tout au long du spectacle, c’est la liberté poétique de ce montage. Non le montage musical (on se lasse, à vrai dire, assez rapidement de tenter de repérer dans telle phrase musicale ce qui vient de Verdi, Monteverdi, Berlioz, Mozart ou autres), mais l’invention merveilleuse de scènes oniriques plus fortes les unes que les autres. Et il me semble que c’est la vidéo qui, dans ce spectacle, est le médium le plus puissant mis en œuvre par Steen-Andersen. L’artiste et son équipe ont filmé tous les espaces, y compris les plus improbables, de l’Opéra de Strasbourg, parcourant les couloirs des sous-sols, entrant dans les cagibis les plus sinistres, suivant tel personnage dans sa déambulation plus ou moins inquiétante ou festive, à travers les coursives du théâtre, qui devient aux yeux du spectateur ébloui, un vaisseau ballotté par le vent ou la mer. Un édifice dont on ne saisit pas l’architecture ou l’apparence ordinaire, sauf en de très brèves séquences, mais dont la caméra, par le choix d’angles insolites, d’effets de bascule et de vertige, interprète l’espace comme un territoire comparable à celui des enfers : un lieu de dangers, avec toute l’intensité et l’ambiguïté des sensations qui vont avec.

On passe ainsi de la mélancolie de zones très sombres des sous-sols, à l’excitation de courses folles ou au contraire suspendues dans un sentiment de hors-temps le long des escaliers du théâtre, mais aussi à la contemplation de la splendeur de ces scènes où un personnage suspendu dans l’espace public vole à travers les loges, contourne le lustre, se balance rêveusement au-dessus de la fosse d’orchestre ou se lance dans de grands plongeons depuis le plafond jusqu’aux sièges des spectateurs. Tout cela par la magie et l’invention d’une vidéo extraordinairement inspirée.

Voilà une œuvre qui casse joyeusement les cadres ordinaires du répertoire lyrique : le musicien n’y a rien composé qui ne le soit déjà par d’autres, mais l’artiste a concocté un voyage multimedia qui est un régal pour l’œil et l’esprit, tant la force des images, mais aussi l’humour (on se souviendra longtemps de Cerbère en gros toutou affalé sur un canapé !) ou la poésie de nombreuses scènes le dispute à l’éclectique et à la conjonction, arbitraire et assumée comme telle, de personnages sans lien connu… Un régal !

Photo : Klara Beck

Simon Steene-Andersen : Don Giovanni aux enfers (création mondiale). Christophe Gay (Don Giovanni, le Hollandais, Orphée), Damien Pass (La statue du Commandeur, Polystophélès, Un médecin), Sandrine Buendia (Une ombre, Alecto, Marguerite, Francesca, Olympia, Senta), Julia Deit Ferrand (Tisiphone, Turandot, Sycorax, Eurydice, Une ombre, Une parque), François Rougier (Faust, Don José, Dante, Paolo, Une parque, Un démon, Un paysan), Geoffroy Buffière (Leporello, Charon, Macbeth, l’Ombre de Virgile, Barnaba, Iago, Une parque, Un démon, Un esprit, Un secouriste). Ensemble ictus, Orchestre philharmonique de Strasbourg, Chœur de l’Opéra national du Rhin. Direction musicale : Bassem Akiki. Conception, mise en scène, décors, vidéo et lumière : Simon Steene-Andersen. Opéra national du Rhin, 16 septembre 2023.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

Voir la fiche complète de l'auteur

Laisser un message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

S'inscrire à notre lettre d'information
Commentaires récents
Articles récents
Facebook