Le Printemps des arts de Monte-Carlo, 40e édition

Chants de la terre, fins et commencements...

Thématiques croisées pour une programmation dense et inventive.

Chants de la terre, fins et commencements...

TROISIÈME ET DERNIER VOLET D’UNE PROGRAMMATION placée par Bruno Mantovani, directeur du festival, sous la devise « Ma fin est mon commencement » (beau titre d’un célèbre rondeau de Guillaume de Machaut), cette 40e édition du Printemps des arts de Monte-Carlo poursuit la déclinaison de ce thème (avec par exemple le 15 mars l’interprétation de trois trios avec piano de Beethoven d’époques différentes), en l’associant cette année à celui du « Chant de la terre » – non seulement l’œuvre de Mahler, mais plus largement la question de la nature et des relations entre art et nature. Le cycle mahlérien se voit ainsi présenté sous trois formes au long du festival : l’original, avec orchestre, le 6 avril, la version chambriste réalisée par Reinbert de Leeuw (un peu différente de celle mieux connue de Schoenberg) et magistralement interprétée par le Het Collectief le 16 mars, enfin la création d’une partition inspirée par l’œuvre de Mahler, de la plume de Laurent Cuniot, qui sera présentée le 29 mars.

Lors du premier week-end du Printemps des arts, on a pu découvrir une intéressante version du tissage de ces deux thèmes. La confrontation de trois trios de Beethoven très différents, permettait de poser une première fois la question de l’évolution d’un compositeur : tout est-il en germe dans la pensée de Beethoven dès sa jeunesse, ou pas ? Le concert consacré à la musique de Mahler en proposait une variante, puisqu’on a pu y écouter son Quatuor en un seul mouvement, composé par un Mahler de seize ans dans le cadre de ses études au Conservatoire de Vienne et, postérieure de plus de trente ans, l’une de ses œuvres dernières, Das Lied von der Erde, en version chambriste. Un opéra de Sophie Lacaze, intitulé L’Étoffe inépuisable du rêve se voulait, semble-t-il, tout à la fois hommage à la culture des Aborigènes, chant de déploration sur la disparition de la terre et récit d’une Genèse païenne. Et le film de Wim Wenders sur l’immense photographe Sebastiᾶo Salgado, en collaboration avec le fils de l’artiste, Juliano Ribeiro Salgado, Le Sel de la terre (2014), ouvrait tout un champ de réflexion esthétique et militante tout à la fois sur la splendeur de la terre et les désastres de la guerre, avant une mise en relation des Suites pour violoncelle seul de Bach avec celles de Britten.

Un trio en dysharmonie

Avec le Trio en mi bémol majeur op. 1 n° 1 de Beethoven, c’est tout un monde de vitalité, d’énergie, de virtuosité spectaculaire mais non superficielle, d’humour et de tension dramatique qui éclate au grand jour. Même si, comme le précisait utilement Bruno Mantovani en introduction du concert, la musique de Beethoven s’inscrit encore, à cette époque, dans les codes et conventions du style classique, la concentration des moyens, la concision des développements, le caractère inattendu de certaines transitions : tout cela est déjà d’un très grand compositeur. Le magnifique Trio opus 70 n° 1 (dit « Geistertrio », Trio des esprits) ouvre sur un champ esthétique encore plus riche (en particulier dans son mouvement lent). Quant au Trio op. 97 dit « L’Archiduc », il représente l’aboutissement de la pensée beethovénienne, sur un mode apaisé. Tout cela étant accepté comme des évidences, l’interprétation de ces trois chefs-d’œuvre nous a laissés sur notre faim : question d’équilibre, d’abord, entre piano et cordes, Jean-Frédéric Neuburger menant le jeu avec excès d’autorité et des tempi manifestement peu en accord avec ceux de ses partenaires, comme s’il s’agissait de les entraîner à sa suite. Avec pour résultat, pour l’auditeur, l’impression d’un trio en dysharmonie, malgré toute l’expressivité d’Henri Demarquette au violoncelle et la finesse du jeu de la violoniste Sayaka Soji. L’accord subtil entre les trois instruments qu’a voulu Beethoven, cette construction d’un édifice original, avec ses fondations, charpentes, lignes de force, arêtes vives et éléments décoratifs – tout cela se voyait ici constamment mis en péril par le pianiste. Dommage.

Mahler entre adolescence et maturité

Le Quatuor en la mineur de Mahler se ressent fortement de l’influence de Brahms mais contient également, en germe, toutes sortes de traits de style qui caractériseront la musique plus tardive de Mahler (couleurs harmoniques, types de lignes mélodiques, etc.), sans parler même de ses aspects symphoniques. Interprétée avec une remarquable finesse par des solistes du Het Collectief, dont le pianiste subtil Thomas Dieltjens, l’œuvre est une introduction très bienvenue à la version chambriste du Chant de la Terre réalisée par Reinbert de Leeuw. Un peu différente de celle de Schoenberg, elle est également intéressante par les effets de gros plan qu’elle suscite et le caractère d’intimité anxieuse qu’elle apporte à l’œuvre de Mahler. Le Chant de la Terre apparaît en effet comme un alliage extraordinairement intéressant du monde du lied et du monde symphonique, même si l’œuvre se présente surtout comme un cycle de six lieder distincts. Dans La flûte chinoise, recueil de traductions en allemand de poèmes chinois du VIIIe siècle, Mahler choisit ceux traitant de la solitude de l’homme, de la nature toujours renaissante et de l’homme mortel. Les lieder pour ténor, en particulier le tout premier, mais aussi le troisième, « Von der Jugend » (De la jeunesse), et par dessus tout le cinquième « Der Trunkene im Frühling » (L’Homme ivre au printemps) sont d’un caractère plus héroïque, alternativement exaltés et déchirés, mais toujours dans un mode vocal expansif, lyrique, une extériorité relative. Les lieder pour alto en revanche, en particulier le deuxième, « Der Einsame im Herbst » (Le Solitaire en automne) et le sixième et le plus long de tout le cycle, « Der Abschied » (L’Adieu) sont de véritables plongées dans les méandres de la mélancolie la plus poignante. Le long adieu final évoque aussi le quatrième mouvement de la Symphonie n° 3, cette réflexion métaphysique sur un texte du Zarathustra de Nietzsche : entre la nostalgie plus qu’humaine et l’élévation mystique, entre le monde funèbre et l’immortalité rêvée.

On a pu apprécier avec beaucoup d’émotion la profondeur et la générosité de tous les interprètes de ce chef-d’œuvre : chacun des solistes du Het Collectief semblait tout à la fois intensément investi dans la recherche du son le plus expressif pour son instrument (merveilleux premier violon, en la personne de Wibert Aerts, hautbois/cor anglais remarquable d’engagement émotionnel de Louis Baumann, à qui Mahler réserve de si beaux soli, clarinette basse de toute beauté de Nele Delafonteyne, etc.). Le chef Gregor Mayrhofer, la mezzo-soprano Lucile Richardot et le ténor Stefan Cifolelli ont porté ce cycle avec un égal alliage de force déployée et d’intériorité : si l’héroïsme relatif des lieder pour ténor n’y incite pas autant, la profonde mélancolie des lieder pour mezzo offre en revanche à l’interprète toute une palette d’expressions qu’il s’agit de nuancer au mieux, ce que Lucile Richardot a accompli de façon remarquable.

Filmer la photographie

La soirée réservait, ce samedi 16 mars, une déconvenue : accident de parcours, dans ce beau festival, que cet opéra en création de la compositrice Sophie Lacaze, sous le titre pourtant prometteur de L’Étoffe inépuisable du rêve et qui semblait engoncé dans une accablante convention : musique de scène plutôt que partition lyrique à proprement parler, rythmes prévisibles, lignes de chant en forme de rituel primitif non travaillé, livret grandiloquent et mise en scène inexistante...

Un événement de forte intensité a secoué le public, le lendemain matin, avec la projection du documentaire remarquable qu’a réalisé Wim Wenders sur le photographe Sebastiᾶo Salgado, en collaboration avec le fils de l’artiste, Juliano Ribeiro Salgado. Aussi inspiré qu’un autre film de Wenders, celui qu’il a réalisé sur le plasticien Anselm Kiefer, celui-là se fonde sur un principe filmique très sobre : le parcours des photos de Salgado et la vision centrée de son visage, commentant son travail, en alternance avec sa simple (et belle) voix off accompagnant le déroulé de ses images. Comme l’a indiqué avec humour et générosité Bruno Mantovani, lors de sa présentation du récital d’Henri Demarquette l’après-midi, nous avions bien besoin d’être consolés après la violence et la force des images de Salgado témoignant de la pulsion meurtrière des hommes... Ce qui fut fait, par la grâce de la musique de Bach et la puissance de celle de Britten, remarquablement interprétés par le violoncelliste.

Illustration : Het Collectief (photo Alice Blangero)

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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