Nous ne sommes plus de T. Frolova

Un exil vu de l’intérieur

Nous ne sommes plus de T. Frolova

Un théâtre-document d’une troupe exilée ayant fui la dictature sous Poutine et la guerre en Ukraine, nous transmet des émotions fortes parce que vécues.

Dans la lignée de « Une guerre personnelle » et « Le bonheur », les membres de la troupe KnAM utilisent pour «  Nous ne sommes plus » toutes les ressources de la présence scénique afin d’évoquer la vie en pays écrasé par un régime impitoyable où la liberté, notamment d’expression, n’existe pas et où la notion de patrie s’embourbe dans la propagande.

Rien de fabriqué. Seulement des interprètes à la présence convaincante, quelques éléments élémentaires comme des tables et des chaises, un miroir sans tain, des rétroprojecteurs pour lancer des images vers un écran géant mais aussi des caméras pour y associer des gros plans du visage de comédien(ne)s en train de jouer leur rôle, des tissus, quelques masques et perruques, l’un ou l’autre accessoire tels faucille et marteau… Un habillage savant d’éclairages de plateau complété par des lampes de poche est recréateur d’ambiance. Un univers sonore valorisant ponctue des moments forts.

Suggérer vient à la rescousse de documents images bien réels en parallèle avec le travail des interprètes. Le texte est en langue russe mais le plus souvent traduit en français par une actrice attablée côté jardin du plateau comme pourrait l’être un metteur en scène supervisant la prestation de sa compagnie. Les séquences s’enchaînent dans une énergie fluide et dynamique jamais démentie.

Une interrogation parcourt une bonne partie de la représentation. Celle de savoir si le bonheur est possible dans un pays privé des libertés les plus fondamentales. Elle révèle le dévoiement de la notion de patrie à défendre parce qu’elle est ferment d’unité alors qu’il ne s’agit que de se soumettre au pouvoir en place. Défilent des événements qui ont émaillé l’histoire des 70 ans de règne du communisme.

Faire image pour faire comprendre est une pratique d’évidence pour cette compagnie. D’entrée de jeu, la démonstration est claire : ces petits tas de vêtements colorés, entassés soigneusement en bord de scène côté salle, résument l’expatriation puisqu’ils sont la seule part vestimentaire emportée par chaque membre du collectif. Plus tard ce sera, par exemple, cette carte implantée sur un écran et qui retrace l’émiettement territorial de l’URSS. Ou encore ce jeu subtil entre présence charnelle, reflet renvoyé, apparition entre rêve et réalité autour d’un miroir sans tain, mélange d’onirisme, d’absence évoquée et proximité concrète, distorsion temporelle entre passé et présent.

L’histoire contée d’individus rejoint l’Histoire sociopolitique d’un peuple. Elle s’étend du tragique tel celui du cannibalisme lors de famines en kolkhoze pour aboutir à ces pratiques récurrentes d’enrôlements forcés dans l’armée où les vies humaines perdent toute valeur. La comédie, voire la farce s’y inclut. En atteste l’épisode désopilant d’une parodie savoureuse lorsqu’il s’agit de montrer une dérisoire aspiration au bonheur confortée par les récitals de Mireille Mathieu exaltant l’amour sentimental. Se décrit aussi en filigrane l’épopée du départ clandestin de la troupe du KnAM, avec toutes les difficultés d’un exil qui rompt les liens avec le passé, qui oblige à subir une succession d’épreuves, qui contraint à une adaptation complexe en pays d’accueil.

Le côté vitaminé de la mise en scène sans cesse inventive de Tatiana Frolova mêle tous les genres, alterne larmes et rires. Elle introduit chants, mime, chorégraphie, informations, témoignages. Dégageant une conviction qui fait mouche, elle soutient chaque interprète. L’émotion demeure omniprésente sans jamais être ni populiste, ni idéologiquement revendicatrice.

Preuve en est que dans la salle, ce soir-là, une majorité des spectateurs, lors des applaudissements enthousiastes, est restée assise, ne cédant pas au réflexe pavlovien inoculé au grand public par les chauffeurs de salle des émissions télévisées enregistrées, incitant les participants à se lever pour saluer triomphalement le moindre péquenot mis en valeur par une quelconque actualité.

Festival Next
Durée : 1h45
27-28.11.2023 Maison de la Culture Tournai (co-production Rose des Vents Villeneuve d’Ascq)

En tournée :
08>10.12.2023 Centre dramatique national Besançon
07>16.01.2024 Comédie de Genève Genève (Ch)
20>24.02.2024 Théâtre national Bruxelles (Be)
28.02>12.03.2024 Les Plateaux sauvages Paris
09-10.04.2024 MC2 Grenoble
12.04.2024 Maison des Arts du Lémon Thonon-les-Bains

Mise en scène : Tatania Frolova
Interprétation : Dmitrii Bocharov, Liudmila Smirnova, Vladimir Dmitriev, Irina Chernousova, German Iakovenko, Bleuenn Isambard
Matière documentaire : Tatiana Frolova et les artistes du KnAM Théâtre
Texte français, surtitrage : Bleuenn Isambard
Création son : Vladimir Smirnov
Musique : Egor Frolov
Vidéo : Tatiana Frolova, , Vladimir Smirnov
Régisseur général : Sylvain Ricci
Production : KnAM Théâtre
Production déléguée : Célestins - Théâtre (Lyon)
Production exécutive : Centre Dramatique national Besançon Franche-Comté
Coproduction : Comédie (Genève [Ch], Comédie (Valence), CDN Drôme Ardèche, Théâtre populaire romand – Centre Neuchâtelois des arts vivants, Théâtre national Wallonie- Bruxelles, Festival Sens Interdits, Euro-scene (Leipzig [])
Soutien : Fonderie au Mans, CDN Besançon Franche-Comté, Programme PAUSE
Photo© Julie Serki

A propos de l'auteur
Michel Voiturier
Michel Voiturier

Converti au théâtre à l’âge de 10 ans en découvrant des marionnettes patoisantes. Journaliste chroniqueur culturel (théâtre – expos – livres) au quotidien « Le Courrier de l’Escaut » (1967-2011). Critique sur le site « Rue du Théâtre » (2006-2021)....

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