Lever de rideau d’Olivier Rasimi

Une vie d’actrice, une comédienne racontée par son fils

Lever de rideau d'Olivier Rasimi

C’est une petite femme de Paris. Plutôt une femme de la banlieue, d’Argenteuil, de la ville telle qu’elle était en 1932 puis après, quand elle a grandi en petite fille pauvre aux yeux très éveillés. C’est une danseuse qui voudrait suivre la voie classique mais va lever la jambe dans des revues blagueuses pendant et après la guerre. Elle s’appelle Christiane Muller mais n’a pas de père – c’est un Italien qui n’a pas la maîtrise de tous les enfants qu’il fait. Après la danse, elle va chanter et jouer. C’est une petite actrice de Paris. Vous avez pu la voir à Alger dans la tournée de Paris Follies, ou bien, plus tard, formant le duo chantant des Sœurs Normand, ou alors déchaînant les rires dans L’Opéra de 4 Fous au Casino Montparnasse. Avant que le beau théâtre de l’Ambigu, boulevard Saint-Martin, tombe sous les coups de boutoir des promoteurs immobiliers, elle était là, dans Quatre Jours à Paris. Même aux débuts de Poiret et Serrault, à la Comédie Caumartin, elle pétillait de toute sa fantaisie. On peut encore la repérer dans de nombreux films et se souvenir qu’elle participa à la réussite brève mais retentissante des vaudevilles de Camoletti. Bien sûr, celle que tout son entourage appelait Cri-Cri n’avait pu emprunter la voie royale. Elle n’avait pas les cartes qui lui promettraient le destin d’une Mary Bell ou d’un Jean Servais. Elle était au service des comédies mineures et populaires, là où personne ne se pousse du col et où les clans ne se forment pas selon la culture mais au gré de la débrouillardise et de la camaraderie. Pour ces femmes-là, pas facile d’élever des enfants, ni de composer avec le machisme dominant. Mais, quand on a le charme et le talent de Christine Muller, on enchante le public et l’on s’occupe de sa famille et des autres avec un cœur qui fait du bruit dans la poitrine.
Comment, après un ouvrage sur Cocteau, le romancier Olivier Rasimi a-t-il pu penser à cette comédienne méconnue et en conter la vie avec une vibration follement sensible ? En fait, il retarda sans doute par pudeur sa volonté de lui consacrer un livre : Christine Muller, morte en 2006, était sa mère. Pour trouver la bonne distance, il lui parle, la tutoie. Le texte est une adresse à celle qui lui a donné la vie, mais sans familiarité, dans une tendresse permanente mais distanciée. Ne restant pas constamment fidèle à l’ordre chronologique du récit, Olivier Rasimi sait donner une égale importance aux faits intimes et aux faits de société, donner leur place à d’autres personnages comme les partenaires (essentiellement des femmes) de l’actrice, représenter à petites touches le décor d’un Paris disparu. Tout se mêle comme dans la vie des artistes où les soucis quotidiens interfèrent sans arrêt. Rasimi le précise très bien, en cours de narration : « La différence entre le théâtre et la vie tenaient à d’infimes signes et articulations qui, selon l’angle où l’on se plaçait, pouvait faire basculer l’un dans l’autre, l’une se confondre avec l’autre. Qu’une réplique sonne faux, qu’un trou de mémoire arrive, qu’un rire fuse au mauvais moment, tout se désagrégeait en un rien de temps, théâtre et vie, suspendus au texte qui les soutenait tous deux et qui, sans lui, retourneraient au néant d’où il venait ».
D’ailleurs, le plus émouvant est sans doute la façon dont l’auteur creuse et dépeint les sentiments reliant Christine à sa propre mère (en miroir avec la complicité qui s’était formée entre Rasimi et Christine). On apprécie qu’une comédienne toujours restée dans l’arrière-plan du succès soit réinventée avec cette vérité et un tel amour. On peut penser à un film qui, sur un tout autre ton, a su saluer un musicien qui ne réussit jamais mais survit dans l’entre-deux séparant l’échec et la réussite, Inside Llewis Davis de Joel et Ethan Cohen. Ce Lever de rideau de Rasimi pourrait être un film, une chanson, une pièce de théâtre. Heureusement, c’est un roman. Un beau roman qui sait traduire la noblesse joyeuse de la vie même sous le combat de l’artiste qui vient de rien et lutte pour une modeste place au soleil.

Lever de rideau d’Olivier Rasimi. Editions Arléa, 224 pages, 20 euros.
Photo Arléa.

A propos de l'auteur
Gilles Costaz
Gilles Costaz

Journaliste et auteur de théâtre, longtemps président du Syndicat de la critique, il a collaboré à de nombreux journaux, des « Echos » à « Paris-Match ». Il participe à l’émission de Jérôme Garcin « Le Masque et la Plume » sur France-Inter...

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