Critique – Opéra & Classique

LEAR d’Aribert Reimann

Hors norme, profondément humain, un roi Lear en dissonances telluriques

LEAR d'Aribert Reimann

Dernière nouvelle production de l’Opéra National de Paris, Lear d’Aribert Reimann fait souffler sur la scène du Palais Garnier, un vent de désespoir d’une beauté quasi hypnotique. Une mise en scène à l’austérité glaçante, des chanteurs touchant à la perfection, un orchestre en parfait accord avec une partition aux multiples textures.

Tragédie tardive dans l’œuvre multiple de Shakespeare – mort il y a tout juste quatre siècles -, The tragedy of King Lear, l’histoire de ce roi qui par orgueil aveugle bannit la seule de ses filles qui lui soit honnête et qui en mourra errant dans la démence, a fait rêver bien des compositeurs. Verdi en caressa le projet puis l’abandonna, Berlioz se contenta d’une ouverture, Debussy en esquissa une musique de scène tout comme Chostakovitch. Aribert Reimann, né à Berlin en 1936, fut le premier – à ce jour le seul – à mener ce drôle de navire à bon port. C’est son troisième opéra dont le sujet lui fut suggéré par le baryton Dietrich Fischer-Dieskau (qui avait d’abord sollicité Benjamin Britten) et qui en assuma la création dans le rôle-titre à l’Opéra de Munich en 1978. Sa femme Julia Varady interprétait celui de Cordelia.

Quatre ans plus tard, en 1982, Paris en fit la création en langue française dans une mise en scène de Jacques Lassalle. Sur la même scène de ce Palais Garnier qui aujourd’hui lui rend enfin toutes les tonalités de l’allemand du livret de Claus H. Henneberg.

Sanglante affaire de famille

L’histoire est compliquée, une sombre, sanglante affaire de famille où les coups les plus bas sont permis et dans laquelle gravitent une série de personnages aux relations et aux caractères disparates, roi, ducs, comtes, leurs parents, des serviteurs, un bouffon. Henneberg en simplifia le déroulement tout en préservant son essence. Chez lui tout commence quand Lear, monarque vieillissant, veut partager son royaume entre ses trois héritières selon le degré d’amour qu’elles lui manifesteront. Goneril et Regan se roulent à ses pieds, Cordelia, choquée par leur parade, reste sur sa réserve. Elle est exclue. Les deux premières abuseront de leur père jusqu’à le ruiner… la troisième le retrouvera et le soutiendra dans ses divagations mentales et physiques.

La musique de Reimann est à l’image de ce qui se composait dans ces années 60/70, sur lesquelles veillaient les ombres de Schönberg et de Berg. Une musique en majorité dodécaphonique dont il use pour rendre à la tragédie de Lear toute sa bestialité, sa cruauté intime, son inhumanité. Dissonances et sons quais telluriques s’échappent de la fosse en déflagrations, clusters et autres agrégats de notes que les percussions perchées dans les loges d’avant-scène semblent commenter. Des interludes en calment ici et là la sauvagerie, petites envolées chambristes aux graves couleurs d’orage.

Austérité tout terrain

Pour ses débuts à l’Opéra de Paris, on pouvait craindre du metteur en scène catalan Calixto Bieito la radicalité semée d’extravagances qui ont souvent fait sa réputation (voir notamment WT 2981). Erreur d’augure : ici Bieito axe sa mise en scène sur l’austérité tout terrain : celle des images, un décor fait de minces panneaux gris ferraille maintenus aux cintres par des cordeaux transparents qui les déplacent, les transforment en murailles, falaises, forêts, landes, lieux réels ou imaginaires, baignés de lumières où le nocturne domine jusqu’au cauchemar. Le fond de plateau immobile de la première scène ferait presque penser à une version de concert mise en espace et en costumes contemporains. Puis peu à peu tout se piège, se métamorphose, engendre des infinis de cruauté, de solitude. Ce Lear est celui de l’angoisse d’être.

Il l’est d’autant plus que Bieito dirige les chanteurs-interprètes jusqu’au gouffre intime de leurs personnages. Ils ont heureusement les voix qui leur permettent d’en soutenir toutes les combinaisons. Trois sopranos, toutes différentes pourtant. Reimann a soigné leurs parcours individuels. Goneril/la brune Ricarda Merbeth, en bourgeoise hystérique, soutient des verticalités qui vont jusqu’au cri, Regan/Erika Sunnegårdh, féline, simulatrice surfe sur des méandres entre rage et fausse tendresse, Cordelia enfin par Annette Dasch s’inscrit dans des vocalités plus sages, conformes à la fille de bon sens et de bonté qu’elle incarne. Lauri Vasar/Gloucester émouvant, Edmund/Andreas Conrad sans pitié… Gidon Saks, Andreas Schreibner, Kor-Jan Dusseljee, Michael Colvin, les ducs, les comtes sont impeccables. Le contre-ténor Andrew Watts hallucine en passant d’Edgar au « pauvre Tom » tandis que le bouffon par le comédien Ernst Alisch passe du parlé au semi-chanté, avec l’assurance et l’humour d’un fou qui sait ce qu’est la folie.

Le baryton Bo Skovhus est Lear. Son beau timbre a perdu de son volume, on le sait, on l’a constaté notamment dans les récents Maîtres Chanteurs de Nuremberg (voir WT 50 42). Mais ce petit manque de profondeur sert admirablement ce Lear vieillissant auquel sa carrure nierait l’âge. Ni barbe postiche, ni perruque grise, Skovhus au crâne ras est un Lear fatigué que les années n’ont pas encore physiquement entamé. Il en est d’autant plus ambigu et bouleversant. Bel homme encore, effondré par sa cécité psychologique à l’égard de ses filles, il traduit sa fatigue de vivre par une violence quasi venimeuse. Avec son vibrato contenu, sa projection en haleine, son jeu emporté, il propose un Lear hors norme profondément humain.

L’énergie et la précision de Fabio Luisi transportent l’orchestre de tous les débordements à tous les raffinements. Les complexités de Reimann sont servies dans chaque recoins de leur dramaturgie.


Lear d’Aribert Reimann, livret de Claud. H. Henneberg d’après The Tragedy of King Lear de William Shakespeare, orchestre et chœur de l’Opéra National de Paris, direction Fabio Luisi, chef des chœurs Alessandro di Stefano, mise en scène Calixto Bieito, décors et costumes Rebecca Ringst, lumières Franck Evin, vidéo Sarah Derendinger. Avec Bo Skovhus, Ricarda Merbeth, Erika Sunnegårdh, Annette Dasch, Gidon Saks, Andreas Schreibner, Michael Colvin, Kor-Jan Dusseljee, Lauri Vasar, Andrew Watts, Andreas Conrad, Ernst Alisch, Nicolas Marie, Lucas Prisor.

Palais Garnier, les 23, 26 mai, 6, 9, 12 juin à 19h30, le 29 mai à 14h30, le 1er juin à 20h30

08 92 89 90 90 - +33 1 72 29 35 35 – www.operadeparis.fr

Photos Elsa Haberer – Opéra National de Paris

A propos de l'auteur
Caroline Alexander
Caroline Alexander

Née dans des années de tourmente, réussit à échapper au pire, et, sur cette lancée continua à avancer en se faufilant entre les gouttes des orages. Par prudence sa famille la destinait à une carrière dans la confection pour dames. Par cabotinage, elle...

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