L’affaire Costalamone d’après Guéraud

Approches du système judiciaire démocratique

L'affaire Costalamone d'après Guéraud

Deux clans cohabitent dans un village d’un petit millier d’habitants. Les rancœurs y restent tenaces. Un rien est susceptible de les ramener au grand jour sans qu’on puisse freiner une violence passant du latent aux actes accomplis.

Ce spectacle, bien dans la lignée des réalisations d’Inti Théâtre toujours suivies d’un débat, donne à entendre un fait divers particulièrement sanglant. Le récit, aussi bien par la présence réelle d’une comédienne narratrice proche du public que grâce aux voix off de certains protagonistes enregistrées, est un acte éminemment théâtral.

La distance qu’il convient de prendre face à des événements odieux est induite déjà par cette conjonction de réalité visible et de fiction contée ; elle est complétée par la présence et l’utilisation d’une voiture miniature avec ses gyrophares. On y ajoutera un rétroprojecteur qui projette des documents et des portraits de protagonistes en noir et blanc.

Le public, à la fin de la prestation théâtrale, possèdera un nombre important d’éléments permettant d’ouvrir un débat sur quantité de sujets applicables aux productions proliférantes de séries télévisées consacrées à des faits divers atroces, à des enquêteurs plus ou moins sagaces et même à des crimes véridiques.

La discussion, en présence d’un professionnel de la justice, d’un criminologue, d’un enquêteur, d’un psychologue… peut démarrer dès les derniers applaudissements terminés. Elle portera sur le rôle de tous les citoyens habitants le village qu’il soit politique, parental, comportemental, moral, individuel, collectif, historique, sociétal.

Le spectacle est au point. Il est efficace. Il soulève des problèmes judiciaires, philosophiques, sociologiques, moraux, culturels. Il est censé mener à une réflexion sur la culpabilité et la responsabilité. Les échanges dépendront de la qualité des différentes interventions et ce sera donc aléatoire mais essentiel pour une amorce de conscientisation citoyenne.

En ce qui concerne le fond de cette pratique scénique, le travail accompli par Inti Théâtre amène à une considération particulière : celle que, en dépit de toutes les précautions, la charge émotive qui se produit en général sur le public présent pose un problème essentiel pour ce qui est de la réception d’un spectacle dramatique en particulier et du théâtre en général et surtout du théâtre à l’école. L’ambiguïté du pouvoir de suggestion propre à l’art de la scène soulève un certain nombre de réflexions.

Analyse, perception, catharsis

Il se fait qu’un écrivain, Pierre Vincke, ex-homme de théâtre et devenu, après reprise d’études de droit, membre d’Avocats sans Frontières, a été envoyé en mission au Burundi lors de certains procès intentés contre des génocidaires. Il a assisté à un jugement par un tribunal et il a assisté à la représentation d’une pièce interprétée par une troupe locale à propos des événements de 1994. Il a donc eu l’occasion de se rendre compte comment le public autochtone en a fait réception dans un cas comme dans l’autre. Il en témoigne à travers un roman, en grande partie autobiographique : « Les crocodiles dorment le jour ».

Première réception. Devant une assemblée composée en bonne partie par des Tutsis victimes directes ou indirectes, un ex-docteur passé dans le clan des assassins est jugé. Avec ce procès, il s’agit bien en ce cas d’un théâtre du réel. Une réalité ‘théâtralisée’ par des conventions légales. Une sentence est rendue par des juges en toges devant des avocats en robes noires, devant des spectateurs venus voir et entendre. Au moment du verdict, le public présent, près de deux mille personnes, applaudit comme si, soulagé, il cautionnait un jugement rendu de manière démocratique. Mais très vite, au moment où il est question d’emmener le condamné, les autorités doivent agir en urgence par crainte que le coupable ne soit lynché par la foule. Les persécutés sont prêts à devenir bourreaux.

Seconde réception. Une représentation en plein air rejoue le génocide. C’est un théâtre du vrai. Il est interprété par des comédiens « aux visages criards, hilares ou en larmes  ». Le public aurait pu être identique à celui du tribunal.

«  Les gens rient, les gens pleurent, les gens répondent aux questions des acteurs, les gens ont peur. Le choéphore continue à haranguer les acteurs qui se désarticulent comme pendus au bout d’un fil. (…) Une robe noire est envoyée sur la pelouse. C’est une robe de juge étalée sur le sol, « qui veut la reprendre, qui veut jouer le rôle ? » Les acteurs se saisissent de l‘un d’eux et l’habillent de force. (…) Les adultes ne bougent pas, comme cette femme au regard si droit. » (…) Tout cela est si grave et si débridé, tant de choses sont dites durant ces deux heures, tant de crimes sont rejoués, tant de visages se crispent, se dénouent la seconde suivante comme si des siècles s’écoulaient en quelques minutes, comme si les enfants revoyaient leurs grands-parents défiler puis à nouveau disparaître. (…) Le spectacle est fini. Des spectateurs se sont lancés dans les bras des acteurs en pleurant. Des acteurs les bercent en silence tandis que les autres s’en vont lentement. »

Voilà donc deux approches différentes des perceptions d’une représentation théâtrale. On y ajoutera volontiers celle du dernier film de Quentin Dupieux, « Yannick  », dans lequel un spectateur dépité par la médiocrité de la comédie qu’il regarde prend en otage toute une salle. Même si la projection s’égare peu à peu en portrait individuel à portée sociologique, elle met en lumière la relation entre acteurs et spectateurs.

Le personnage de Yannick révèle son ressenti face à une comédie de boulevard et met des comédiens en interrogation sur leur pratique. Cette mise en abyme remet aussi en cause la transmission d’un texte imaginé par un auteur. Le personnage titre va ensuite être confronté à la situation d’un auteur en train de réagir émotionnellement en tant que public face à ses propres écrits. De quoi méditer sur le rôle du théâtre, sur son importance sociétale, sur la diversité des perceptions de chacun.

Rencontres du Théâtre Jeune Public de Huy 2023
Atelier Rock 16 et 18 août 2023 11h30 - 16h ; 17 août 10h – 14h
A partir de 14 ans
Durée : 1h10

Interprétation : Amel Felloussia ou Galia De Backer (en alternance)
Mise en scène, dramaturgie : Olivier Lenel
Création visuelle : Karin Vyncke
Création sonore : Roxane Brunet
Voix Martial : Olivier Lenel
Voix Terence : Eric Poiteaux
Production : Inti Théâtre
Conception, production : INTI Théâtre
Soutien : La Roseraie, L’Observatoire international des Prisons
Lire : Guillaume Guéraud, Je mourrai pas gibier, Arles, Rouerge,2006, 80p.
Pierre Vincke, Les crocodiles dorment le jour, Paris, Saint-Honoré, 2021 (pp. 91-102)

A propos de l'auteur
Michel Voiturier
Michel Voiturier

Converti au théâtre à l’âge de 10 ans en découvrant des marionnettes patoisantes. Journaliste chroniqueur culturel (théâtre – expos – livres) au quotidien « Le Courrier de l’Escaut » (1967-2011). Critique sur le site « Rue du Théâtre » (2006-2021)....

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