Du 5 au 28 mars 2024 au TDV-Sarah Bernhardt.

Bérénice d’après Racine par Romeo Castellucci avec Isabelle Huppert.

L’impossible sortie existentielle vers un avenir plus éclairé.

Bérénice d'après Racine par Romeo Castellucci avec Isabelle Huppert.

La reine étrangère ne peut prétendre à l’amour de Titus, dépendante d’un interdit politique, social et moral, auquel il lui faudra consentir. En congédiant la femme qu’il aime, Titus dépasse sa propre douleur intime pour rester fidèle à la tradition romaine et accéder à sa propre liberté et maturité : le libre-arbitre. Or, le choix les mène personnellement tous deux au malheur. Ils finiront par accepter leur souffrance, cette « tristesse majestueuse ».

Aussi Titus, pour devenir empereur, se libère-t-il d’une femme pourtant à sa mesure - même désir, même sentiment, même esprit. Le couple est idéal mais menacé, « populaire et universellement émouvant », suivant la glorification et mise en majesté de l’amour malheureux dans la littérature occidentale. (Denis de Rougemont, L’amour et l’Occident).

Entre les deux amants, on devine la présence d’Antiochus, le Roi de Commagène, amoureux initial de Bérénice qui l’éconduit et le réduit au silence. Pour elle et Antiochus, l’avenir est nostalgie de l’amour, tristesse de l’exil, langueur noble du sentiment sincère.

Le poème lyrique égrène les peines éprouvées, les tourments d’une amoureuse suspendue à la parole de l’amant qui ne vient pas - atmosphère amère d’attente d’un aveu toujours différé qui fait la matière et l’énigme de la scène dépouillée du plasticien italien, si ce n’est un radiateur, une machine à laver, la métamorphose royale en pleureuse voilée. La répudiée apprendra à renoncer :« Je l’aime, je le fuis ; Titus m’aime, il me quitte. »

La scène castelluccienne est une installation plastique bruyante et vibrante de lumières et de sons, un espace de liberté pour les performers évoluant autour d’Isabelle Huppert, le rôle-titre à la splendeur lumineuse. L‘indistinct fait loi - fumigènes et brume nuageuse ; les murs sont ornés de lourds rideaux vénitiens sombres qu’on relève ou abaisse, libérant des voiles blanc-cassé, diaphanes et tremblants, dans la transparence des ombres de silence.

Derrière ces voiles légers se tiennent les sénateurs, et Titus et Antiochus qui surgissent sur la scène, ici et là, des performers muets et dansant l’agitation politique, tous défunts et vivants dont la composition chimique du corps apparaît au début du spectacle. Ils cisèlent les mouvements intérieurs, les cris et les chuchotements des hommes que ceux-ci taisent.

Le dispositif de rayons laser sur chaque côté du plateau donne l’impression à la fois visuelle et sonore, à rythme régulier, d’épées métalliques qui ferraillent et de lames qui tranchent net le coeur - belle tonalité musicale de gongs magistraux qui bouleversent l’intériorité de Bérénice autant que celle du spectateur. Les voix et les sons de Scott Gibbons invitent à l’exploration musicale des affects et des rêveries qui échappent au langage, et libèrent les manifestations physiques de l’implicite jamais exprimé ni formulé.

Bérénice est rattrapée par l’interprète Isabelle qui s’oblige à se nommer elle-même, figure antique et de tous temps, et d’abord du nôtre qui ne réussit plus à dire le mal profond qui affleure et blesse : la locutrice se perd en syllabes tronquées et en mots décomposés.

Déchirement et tremblement de l’icône féminine, dans l’épreuve de sa détresse imposée par un monde barbare, que le spectateur partage avec elle : compassion universelle face à la solitude de l’être, de soi et de l’autre - une dimension morale qui force l’attention.

Dans une robe aussi somptueuse qu’évanescente, tant sa matière est légère et aérienne, Isabelle Huppert/Bérénice s’amuse de la grâce de ses mouvements alanguis et décidés - mains, bras, jambes qu’elle façonne dans l’espace habité de ses lamentations perçues.

De sa voix immédiatement identifiable, posée et grave, elle donne vie aux alexandrins raciniens, pendant que ceux de ses interlocuteurs intermittents sont projetés à l’écran. Une manière de dire cette douleur dont on ne se départit pas, les murmures qui assaillent et rendent l’être à son abandon existentiel - une fatalité que transcende une juste lucidité.

Dans cette longue plainte mystérieuse, l’interprète incarne l’éloquence du regret racinien, de la mélancolie, de la fuite du temps et de l’amour. Elle se retourne vers le passé et la tristesse de sa disparition - nostalgie, absence de l’aimé, errance et chagrin, sans avenir.

Bérénice d’après Jean Racine, conception et mise en scène de Romeo Castellucci, musique Scott Gibbons. Avec Isabelle Huppert, et avec Cheikh Kébé, Giovanni Manzo, et douze performeurs : Laurent Aroles, Swan Bélemy, Matthew Ford, Joël Huta, Christian Champetier, Théothime Ouaniche, Hugues Heron, Julien Degrémont, Pao Schachner, David Bougnot, Hugo Daubresse Pierre Bienaimé. Costumes Iris van Herpen, collaboration à la dramaturgie Bernard Pautrat, sculptures de scène et automations Plastikart Studio Amoroso Zimmermman. Spectacle vu le 24 février 2024, à Cité européenne du théâtre, Domaine d’O, Montpellier. Du 5 au 28 mars 2024, Théâtre de la Ville, Paris. Du 4 au 8 avril, Triennale Milano, Milan. Les 29 et 30 septembre, LAC Lugano Arte Cultura, Lugano. Du 5 au 10 octobre, Comédie de Genève, Genève. Du 18 au 20 octobre, Théâtre de la Ville de Luxembourg, Luxembourg. Du 7 au 10 novembre, deSingel Arts Center, Anvers. Les 23 et 24 novembre, Temporada Alta, Gérone. Du 10 au 12 janvier 2025, La Comédie de Clermont-Ferrand, Scène Nationale Clermont-Ferrand. Du 24 au 26 janvier 2025, Teatro di Napoli - Teatro Nazionale, Naples. Du 15 au 17 mai 2025, Théâtre National de Bretagne, Rennes.

Crédit photo : Jean-Michel Blasco.

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Véronique Hotte

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