A Bright Room Called Day (Une chambre claire nommée jour)
Berlin 1932-1935 sous un regard américain
C’est un événement qu’une pièce inédite de Tony Kushner en France (et dans le monde, Etats-Unis mis à part) soit créée au Théâtre national de Bordeaux. A Bright Room Called Day est le premier texte théâtral de l’auteur d’Angels in America (dont Arnaud Desplechin va mettre en scène une nouvelle version dans quelques jours à la Comédie-Française). L’œuvre est moins centrée sur l’Amérique de Reagan, bien que Kushner superpose différents échelons du temps comme à son habitude. Mais c’est surtout de l’Allemagne des années 30 et de la montée du nazisme qu’il est question dans cette pièce avec laquelle Kushner fit ses premiers pas. L’écrivain parvient même à y parler (méchamment) de Trump, car il a repris cette œuvre de 1985, y introduisant quelques éléments relatifs à l’actualité proche et ajoutant le rôle d’un écrivain qui commente sa pièce, son double évidemment. C’est ce texte ancien mais révisé que Catherine Marnas a obtenu pour en faire la création hors du cercle new-yorkais et dont Daniel Loayza a établi un texte français d’une vigueur acide.
A Berlin, à partir de 1932, des amis artistes – actrices, peintre… - se rencontrent, se confient leurs vies, échafaudent des projets, tout en ayant des avis différents face à la dégringolade du régime parlementaire et à la progression d’Hitler et du national-socialisme. L’une des comédiennes croit à l’avenir du communiste, d’autres jouent double jeu. Quand Hitler aura tous les pouvoirs, il faudra pouvoir partir, mentir, accepter ou se cacher. « Agir, agir », proclame la dernière réplique de cette pièce tempétueuse où le déroulement de l’action principale est régulièrement interrompue par des séquences situées dans les années 80 et en 2020. Un parallèle se met en place avec l’époque Reagan, le sujet de la répression des homosexuels n’étant qu’un élément parmi d’autres dans cette mise en miroir de deux manières d’étouffer la liberté individuelle.
La pièce est assez bavarde, parfois naïve, et la circulation de ses différents chapitres moins habile que dans le chef-d’œuvre que Kushner va écrire quelques années plus tard. Mais le grand dramaturge est déjà là, incisif, moqueur, discoureur mais néanmoins créateur de personnages et d’un mouvement secoué par la différence des rythmes. Avec son œil américain, il ne nous apprend rien que nous se sachions déjà. Mais il met bien le passé en feuilleton, dans une construction en biseaux.
Un crescendo passionné
Un décor d’immeuble et d’appartement assez massif occupe le cœur de l’espace, tel un monde mal protégé où entreront peu à peu des personnages venus d’autre sphères (une chanteuse noire de la fin du XXe siècle, le double de l’auteur et même le Diable !) et qui se débat tandis que des photos géantes d’Hitler et des nazis se succèdent dans les hauteurs du théâtre.
La mise en scène de Catherine Marnas est forte, avec un sens permanent de la fresque théâtrale. Peut-être faudrait-il plus de moyens, un véritable orchestre plutôt qu’une chanteuse solitaire (Sophie Richelieu n’en est pas moins une interprète malicieuse et survoltée, au jeu brûlant) pour que les différentes composantes se concurrencent et s’équilibrent davantage. Sans doute encore trop saccadés dans leur engagement physique au début du spectacle, les acteurs, Julie Papin, Annabelle Garcia, Agnès Ponthier, Gurshad Shaheman, Simon Delgrange, Bénédicte Simon, Yacine Sif El Islam, Tonin Palazzotto, gagnent peu à peu en puissance. Jeunes pour la plupart, ils apprivoisent, dans le plaisir d’un jeu miroitant, les difficultés d’une œuvre qui allient le réalisme et la satire, la vérité directe et le contournement par la métaphore, les propos quotidiens et la parole politique. La soirée, qui ne rate pas son crescendo passionné, peut paraître trop copieuse, mais d’une allègre richesse.
A Bright Room Called Day (Une chambre claire nommée jour) de Tony Kushner, traduction de Daniel Loayza, mise en scène Catherine Marnas, dramaturgie Daniel Loayza, assistanat à la mise en scène d’Odille Lauria et Thibaut Seyt, scénographie de Carlos Calvo, musique de Boris Lauter Kohlmayer, son de Madame Miniature assistée de Jean-Christophe Chiron, lumière de Michel Theuil assisté de Clarisse Bernez-Cambot Labarta, costumes d’Édith Traverso assistée de Kam Derbali. Avec Simon Delgrange, Annabelle Garcia, Tonin Palazzotto, Julie Papin, Agnès Pontier, Sophie Richelieu, Gurshad Shaheman, Yacine Sif El Islam, Bénédicte Simon.
TNBA, Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, tél. : 05 56 33 36 80, jusqu’au 18 janvier. (Durée : 3 h 10, entracte compris).
Photo Pierre Planchenault.