Au Lucernaire, jusqu’au 9 juin 2024
Place de la République de Clément Hervieu-Léger
Nos chers fantômes
Qui n’a pas hésité, voire renoncé à effacer dans les contacts de son téléphone les noms de proches disparus, morts ou évaporés, désormais aux abonnés absents ? Nos disparus ne le sont jamais vraiment, ils nous accompagnent en silence, ou pas, au fil de nos vies, ce sont nos fantômes secrets avec qui la conversation n’a jamais cessé pour peu qu’ils aient compté dans notre existence.
Clément Hervieu-Léger a écrit un texte émouvant par sa simplicité pour deux personnages ordinaires, un texte qui parle à tous. Cependant, cette qualité est aussi un écueil qui induit un sentiment d’attendu ; une structure un peu plus complexe aurait évité ce biais.
Un homme et une femme font connaissance par hasard dans un parc. Photographe, il la prend en photo, sans son accord et cet incident suffira pour qu’une conversation s’engage. Les clichés, pris avec le Polaroïd de son enfance, sont autant de souvenirs, de traces des êtres chers. Il lui raconte son voyage au Harare sur les traces de Rimbaud, guidé par un jeune homme, qu’il appelle l’homme aux semelles de vent en hommage au poète ; il compta beaucoup pour lui, mais il disparut du jour au lendemain, évaporé (terme usité au Japon (jōhatsu) pour parler des milliers de personnes qui disparaissent volontairement chaque année sans laisser de trace).
Après beaucoup de réticences, elle lui fait le récit tragique de l’histoire de sa meilleure amie qui s’est suicidée et qu’elle croit voir ici ou là dans une silhouette lointaine, floue ; l’espace d’un quart de seconde, elle rêve que c’est vraiment elle. Elle évoque et revit leur trépidante jeunesse militante, les manifestations place de la République.
Les deux récits sont les fils conducteurs du spectacle, émaillés de notations diverses sur les multiples figures de la perte, les différentes périphrases pour ne pas nommer la mort, la question du deuil au sens large (« on ne fait jamais son deuil, on fait avec le manque, le silence »), le sentiment de culpabilité, de trahison.
Juliette Léger et Daniel San Pedro sont au diapason de la tonalité du texte. Elle est lumineuse mais on perçoit sous la bonne humeur et l’apparente légèreté une fragilité intérieure ; lui est attentif, bienveillant, amical, plutôt réservé.
Partager des pensées intimes avec un étranger sur un banc dans un espace-temps indéfini donne à chacun une liberté singulière ; ils ne se connaissent pas et ne se reverront probablement jamais. Une parenthèse qui donne l’occasion d’évoquer ces chers fantômes que seul l’oubli menace de dissolution. « Tu n’es plus là où tu étais, mais tu es partout là où je suis. » Victor Hugo.
Place de la République, texte et mise en scène de Clément Hervieu-Léger. Avec Juliette Léger et Daniel San Pedro. Lumières Alban Sauvé. Costumes, Caroline de Vivaise. Durée 1h10. Au Lucernaire jusqu’au 9 juin 2024.
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© Juliette Parisot