Paris, La Colline
Les Criminels de Ferdinand Bruckner
La justice à la barre
Pour beaucoup de spectateurs cette création sera l’occasion de découvrir le dramaturge autrichien Ferdinand Bruckner (né Theodor Tagger, 1891-1958) exilé en 1933 à Paris, puis aux Etats-Unis pour fuir le régime nazi. Car, si certaines de ses œuvres ont été représentées avec un grand succès sur les scènes allemandes et traduites en différentes langues, il est peu à peu tombé dans l’oubli après la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, à l’époque de la République de Weimar, Bruckner connut une célébrité au moins égale à celle de Brecht en s’engageant dans une forme de théâtre documentaire inscrite dans le genre “ Zeitstück (” pièce actuelle ”) qui lui permet d’aborder les problèmes sociétaux et politiques qui secouent la communauté allemande. Les Criminels, pièce datée de 1928, est particulièrement représentative de son écriture tant par la construction et le montage moderne de sa structure dramatique, que par son expression d’un langage polyphonique, cinglant et significatif.
Elle se situe dans un premier temps dans un immeuble, dont les différents étages sont occupés par des habitants issus de différentes couches sociales. Une microsociété qui reflète dans chacune des situations évoquées, les inquiétudes et les tourments psychologiques issus du contexte politique et économique ambiant. Mais aussi, avec un appétit vénal commun pour l’argent, les compromissions, lâchetés ou actes délictueux, auxquels se livrent les protagonistes pour continuer à vivre quels que soient les moyens ou le prix. Ce prix, certains vont devoir le payer face à la justice, lors d’une audience au tribunal qui constitue le deuxième acte de la pièce. Quatre procès se succèdent, avec parfois des accents tragi-comiques. Celui d’un meurtrier potentiel, d’un voleur, d’un maitre chanteur, et d’une mère infanticide. L’équité des jugements laissant planer de sérieux doutes sur la capacité et la pertinence de la justice pour appliquer la loi, en soulevant bon nombre de questionnements. Au dernier acte, retour partiel des personnages dans leurs appartements rénovés. En tirant les leçons du passé, chacun se voit offrir l’opportunité de choisir son destin. De quelle manière s’en saisiront – ils ? Responsables, coupables, ou indifférents ? Comme souvent, les plus cyniques s’en tireront au mieux. Jamais didactique, la pièce introduit des interrogations qui, à travers les époques, conservent leur brûlante actualité.
Directeur de la Comédie de Valence depuis janvier 2010, Richard Brunel conduit avec cohérence et maîtrise cette radiographie sociologique aux lisières de l’épique. Avec légèreté, sans esbroufe ni recherche incongrue du spectaculaire. Mais avec une finesse rigoureuse à même de faire ressentir et comprendre les enjeux et les tensions de ce constat de crise, prémonitoire de la montée du nazisme. Il a trouvé dans la scénographie évocatrice d’Anouk Dell’Aiera un support actif qui donne rythme et lisibilité à la représentation. En particulier lors de la localisation successive des appartements de l’immeuble, habilement figurés sur un triple plateau tournant permettant des enchainements fluides ou des actions simultanées, sous les lumières contrastées de David Debrinay. Ce dispositif offre également une dimension métaphorique par son aspect de ronde dans laquelle sont plongés la trentaine de personnages. Ils sont interprétés avec justesse et brio par seize excellents comédiens, parmi lesquels Claude Duparfait et Laurence Roy, qui révèlent les différents aspects et les ressorts intérieurs qui animent successivement les protagonistes. Avec eux, et sous cette forme, la pièce de Bruckner trouve une seconde jeunesse.
© Jean-Louis Fernandez
Les Criminels de Ferdinand Bruckner, traduction Laurent Muhleisen (éditions Théâtrales), mise en scène Richard Brunel, avec Cécile Bournay, Angelique Clairand, Clément Clavel, Muriel Colvez, Claude Duparfait, François Font, Mathieu Genet, Marie Kauffman, Martin Kipfer, Valérie Larroque, Sava Lolov, Claire Rappin, Laurence Roy, Thibault Vinçon. Scénographie Anouk Dell’Aiera, costumes Benjamin Moreau, lumière David Debrinay, son Antoine Richard. Durée : 3 heures. Théâtre national de la Colline jusqu’au 2 mars 2013. Théâtre national Toulouse du 13 au 15 mars ,Comédie de Clermont-Ferrand du 27 au 28 mars, Théâtre du Nord – Lille du 4 au 12 avril 2013