Christophe Rauck ou comment devenir orfèvre
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- 7 juillet 2018
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Ecole du Nord. Ce nom, choisi par Christophe Rauck, renvoie à la forte et multiple personnalité culturelle de cette région qui englobe le Nord du pays, les Flandres, la Wallonie. Le directeur du Théâtre du Nord, qui réunit Lille et Tourcoing, se veut lié à l’activité de nombre de lieux culturels régionaux à dimension nationale (Le Fresnoy, La Rose des Vents, le CCN de Roubaix, le Channel de Calais…)
Christophe Rauck, qui a succédé à Stuart Seide à la tête du théâtre et de l’école en 2014, revendique une manière singulière d’enseigner.
La cinquième promotion de l’École du Nord, la première dirigée pendant trois ans par Christophe Rauck, présente un Le Pays lointain (Un Arrangement) d’après Jean-Luc Lagarce, d’une grande beauté, par la qualité de chacun de ses élèves et de tous à la fois, de cette promotion en état de troupe.
Le choix de ces Lagarce rassemblés – on y reconnaît des extraits de « Nous les Héros » et de son « Journal »- participe pour Christophe Rauck d’une sorte de don- contre-don : « Je voulais que tous les élèves soient présents sur le plateau. Je voulais que nous leur rendions ce qu’ils nous avaient donné. La force d’une école c’est son projet pédagogique construit par les artistes pédagogues et parrain et marraine de promotion, mais c’est aussi ce que les élèves font de cette école et de ce projet. C’est un ami qui m’a suggéré : « pourquoi ne pas monter Lagarce, ce Pays lointain, un vrai texte shakespearien, il y a des fantômes… Les deux élèves-auteurs en « arrangeant » d’autres textes de Lagarce, m’ont permis de les mettre tous sur scène. Je ne voulais pas faire un spectacle de sortie d’École, mais un spectacle tout court. La forme de cette pièce est complexe, le sens en est simple, la langue charnelle, parfois très amusante. Il y a un vrai plaisir à dire ce texte. Une langue unique, identifiable immédiatement comme on reconnaît du Marivaux. Ce n’est jamais précieux, c’est un théâtre très parlé, très populaire. »
Pour réussir aussi brillamment, ces 16 élèves (14 acteurs et 2 auteurs dramatiques) ont suivi trois ans de cours. L’originalité de la démarche de son directeur, la spécificité de cette école revivifiée rencontre un écho considérable. Cette année, 1.100 jeunes gens se sont inscrits : près de 900 candidats comédiens ont été auditionnés et 90 candidats auteurs auront été lus. A l’issue du second tour des deux concours, 18 élèves ont été choisis pour cette nouvelle promotion. 14 jeunes comédiens et 4 jeunes auteurs. Christophe Rauck a multiplié par deux le nombre d’élèves dramaturges..
Cet intérêt pour l’écriture dramatique ne doit rien au hasard. Christophe Rauck ne fait pas partie de ces artistes qui mettent le texte au second plan.
Le texte est au centre du projet de l’école. Le grand répertoire classique et contemporain est la base de cet enseignement imaginé et construit par Cécile Garcia Fogel, marraine de cette promotion et maître- d’oeuvre de ce projet pédagogique. Shakespeare et Claudel ont ici droit de cité au cours des deux premières années d’apprentissage. Certes les étudiants suivent des cours de voix, de chant choral, de parler-chanter, d’expression par le corps ( avec notamment Maguy Marin), la dramaturgie ( avec André Markowicz) et pour les auteurs plusieurs module d’écriture théâtrale (avec Christophe Pellet, parrain des élèves-auteurs, Nathalie Fillion et Sonia Chiambretto, entre autres). Mais, pour Christophe Rauck « le texte se trouve au centre du projet artistique et pédagogique. Pendant les deux premières années, les élèves-comédiens travaillent les grands textes du répertoire classique et contemporain. »
LA BOITE A OUTILS
« Je suis arrivé à Lille fort de mon expérience à Saint-Denis. Je savais, bien sur, que la vocation des élèves artistes pour ce métier est un élément initial mais ensuite commence le vrai travail, un travail d’orfèvre en quelque sorte. Le travail du geste précis, de l’apprentissage des outils. Car si c’est un métier, il faut l’apprendre. Il faut que tous sortent d’ici avec une « boite à outils » pour construire leur maison. Dans cette boite, il y a au moins un tournevis, une pince bécro et un marteau. Évidemment ici on « construit » la tête », le corps, le geste, mais on construit d’abord le rapport à l’art dramatique, c’est à dire la manière de mettre un texte en action, et tout d’abord les grands textes car je pense que c’est avec ceux-là que l’on apprend à jouer. Les textes courts, les courtes répliques du théâtre contemporain on ne peut les exprimer que quand on a compris ce qu’est une pensée longue. »
POROSITÉ
Au moment de sa nomination à Lille, Christophe Rauck- qui n’est pas du genre à baisser les bras- a senti un danger de dé-labellisation de l’établissement. Et il a du mettre rapidement sur pied un dispositif d’insertion.
Ces jeunes artistes sortent « bardés » de diplômes, le DNSPC (diplôme national supérieur professionnel de comédien) et la Licence Arts de la scène, délivrée par l’université de Lille-3 .
Ils sont soutenus par un financement d’aide à l’embauche. Ils bénéficient aussi à leur sortie de l’école- gratuite- d’un dossier électronique, une sorte de CV sur leur travail de trois ans.
Par ailleurs, Christophe Rauck a senti la nécessité de travailler à la singularité de cette école supérieure.
« Il me vient toujours cette image d’un stade où tout le monde court dans le même sens. Pour exister il faut courir dans un sens différent. Beaucoup aujourd’hui court après la figure du metteur en scène, comment le devenir.
L’insertion de deux élèves- auteurs dramatiques , parmi les seize promus a permis une ouverture et un renouvellement. A Lyon, il existe un enseignement de ce type à l’ENSATT ( Ecole nationale Supérieure des Arts et techniques du théâtre) mais organisé en départements séparés. Même si des rencontres se produisent, le travail reste cloisonné. Nous, nous proposons la porosité. La pratique des uns enrichit la pratique des autres. La réussite est telle que nous avons décidé d’intégrer le double d’élèves- auteurs dans la promotion 2018-2021.
Le dramaturge Rémi De Vos me disait que, venant du plateau, il s’en était complètement éloigné quand il s’est mis à écrire. Il lui avait fallu beaucoup d’efforts pour y revenir. Ici, nous cherchons à établir des croisements, des complicités tout en respectant la spécificité de chacun des métiers et de leur enseignement. Même si ces deux arts n’ont pas la même temporalité, ils se marient ici très bien. » Pour Christophe Rauck l’essai de ce mariage auteur-comédien est une vraie réussite, un des marqueurs de l’École du Nord.
CROQUIS DE VOYAGE
Un autre marqueur s’appelle « croquis de voyage ». Cette invention pédagogique imaginée par Cécile Garcia Fogel, marraine des comédiens, présente une véritable originalité.
En cours de deuxième année, les élèves commencent à élaborer un projet de départ solitaire de quatre semaines en Europe. Avec au bout la création de « croquis », des propositions artistiques comme autant de regards de cette jeunesse sur notre Europe. En début de troisième année, en septembre, certains sont partis en Norvège, en Albanie, en Italie, au kilomètre zéro du Danube.
« L’un d’entre eux nous a raconté l’Europe en déconstruction en traitant de la vie des places à Varsovie, à Stockholm jusqu’au bruit épouvantable et insoupçonné de la place Saint Marc à Venise.
« Le résultat a été extraordinaire. Leur travail, mis en forme pendant dix jours avec l’aide d’un scénographe, nous montrait l’Europe des jeunes gens. Ils en sont revenus tous transformés. Leur voyage, la solitude qu’ils ont pu vivre, les risques que certains ont pris, ont changé jusqu’à leur volonté, je dirai leur acharnement au travail.
Un acteur n’est pas un interprète, il est un artiste. Et un artiste c’est quelqu’un qui pense le monde, à travers sa singularité. En fait l’acteur de théâtre c’est JE pense, JE dis, JE m’exprime. Et c’est ce que nous souhaitons développer. Je viens du Théâtre du Soleil. Ariane nous a ouvert des fenêtres sur un monde inconnu. Je me souviens du choc ressenti quand j’ai découvert le Kathakali ou le Topeng. Le théâtre est puissant quand il est pluriel. »
« J’ai parlé à Agnès Troly, directrice des programmes du Festival d’Avignon de ces « croquis de voyage ». Ces formes nécessitent pour être représentées un lieu particulier où l’on peut jouer dedans puis dehors, dans des espaces différents, bref un lieu qu’il est difficile de trouver au Festival, » mais le projet du Pays Lointain (Un Arrangement) a visiblement séduit la missi dominici d’Olivier Py.
Et c’est ainsi que le spectacle que Christophe Rauck ne souhaitait pas être de « fin d’études », ce magnifique Lagarce, arrive dans toute sa splendeur, ses joies et ses douleurs, du 20 au 22 juillet au Théâtre Benoit XII à Avignon.
©Simon Gosselin