Œdipe roi de Sophocle
Eric Lacascade explore « le crime des crimes »
« La tragédie grecque est la mère de toutes les tragédies, la plus puissante et Œdipe roi m’est apparue comme une évidence à mon retour de Chine en 2020 » explique Eric Lacascade lors d’une pause pendant la répétition du spectacle au Théâtre du Nord.
« Les tragédies grecques traversent le temps et peuvent être perçues comme un écho aux maux de notre monde où sévit la pandémie, où l’extrême droite engrange les succès, où la jeunesse est déboussolée, où s’installe la guerre en Ukraine, où règnent morosité et angoisse. Sophocle s’est alors imposé à moi et tout particulièrement son Œdipe ».
Le metteur en scène l’a préféré à d’autres textes de l’auteur pour « sa profondeur, son récit sur la démocratie, sur le destin, sur la catastrophe, sur ce qu’il dit de l’homme providentiel qui affirme pouvoir tout résoudre, sur la famille et l’amitié. Ce choix correspond à ce pourquoi je fais du théâtre ».
Le public est mis dans la double posture de spectateurs et d’acteurs, interpellés comme peuple suppliant de Thèbes, rassemblé sur l’agora du Palais de cette cité en voie d’anéantissement, décimée par la peste. « Il est l’heure de commencer » annonce Œdipe aux Thébains venus lui demander d’agir enfin, lui, le roi « sauveur ». Ainsi débute l’histoire de sa chute.
Notre sensation de proximité à l’égard de cette tornade vieille de 2500 ans, dont les enjeux à l’œuvre s’avèrent universels, tient pour beaucoup au résultat d’un travail de deux mois « à la table ». Pour confectionner ce spectacle adapté de la pièce de Sophocle, le metteur en scène « a cousu » les éléments les plus appropriés d’une quinzaine de traductions-transpositions en s’inspirant plus particulièrement de celle du dramaturge Bernard Chartreux, écrite pour la création de Jean-Pierre Vincent à Avignon, « la plus aisée à mettre en bouche pour les acteurs » explique-t-il.
Au diapason de la musique de cette langue fluide, les sobres éléments du décor, les costumes et les drapés épurés, la scénographie, évitent habilement toute dérive déclamatoire ou anachronique et frappent du sceau de la permanence ce drame fondateur, par-delà les millénaires. Le jeu de la troupe menée par l’excellent Christophe Grégoire dans le rôle d’Œdipe, débarrassé de tout pathos, ainsi que le dispositif scénique, construisent cet effroi qui nous saisit et grandit au fil de la découverte progressive de l’insupportable vérité.
Cette pièce donne l’impression d’être bâtie autour d’un mystère à lever. « Tout le drame est d’une certaine façon une énigme policière qu’Œdipe se doit de débrouiller » analysait Jean Pierre Vernant, le grand spécialiste de la Grèce antique, (Œdipe sans complexe, Revue « Raison », 1967, N°4)
L’enquête s’avérera paradoxale puisqu’en voulant déjouer la terrible vengeance d’Apollon, Œdipe l’accomplit.
Cette course irrésistible vers l’abîme se joue en une seule journée. Œdipe, roi adulé, apprend que ses parents ont organisé son assassinat, qu’il a tué son père, épousé sa mère et que ses fils et filles sont donc ses frères et sœurs ! En quelques heures, celui qui gouverne cette cité en proie à une épidémie de peste, chute de son statut d’homme providentiel, de tyran à celui d’exilé indésirable, de mendiant rendu aveugle par lui-même : « Œdipe se crève les yeux pour obtenir la clairvoyance. Ce qui m’intéresse – explique le metteur en scène –, c’est ce regard tourné vers l’intérieur et la lumière que désormais, il perçoit. »
La leçon de la pièce est que tout homme, si puissant soit-il, doit « respecter la loi des ancêtres, la loi de la nature. Dans l’avenir, il faut respecter le passé, sinon, comme aujourd’hui cette loi nous tombe dessus » prévient-il.
Lacascade renoue avec la scène française après de longs tours et détours du côté de Vilnius et de la Chine. Il a choisi, pour ce retour cette intense tragédie dont la première a eu lieu au Printemps des comédiens en 2022. Après ses mises en scène de pièces de Tchekhov et de Gorki qui firent date, il se confronte aujourd’hui à un texte fondateur de notre civilisation, guidé par l’écho contemporain qu’il y entend : « Les grands textes ont toujours une résonance. ».
Oedipe roi d’après Sophocle. Adaptation et mise en scène d’Eric Lacascade. Avec Alexandre Alberts, Leslie Bernard en alternance avec Maija Nousiainen, Jérôme Bidaux, Christophe Grégoire, Alain d’Haeyer, Christelle Legroux, Karelle Prugnaud, Otomo de Manuel et deux enfants Candela Marin et Junon Zinetti en alternance avec Gabrielle La Rosa et Anna Fleury. Collaboration artistique : Leslie Bernard, Jérôme Bidaux, Maija Nousiaianen. Scénographie : Emmanuel Clolus. Lumières : Stéphane Babi Aubert. Son : Marc Bretonnière. Costumes ; Sandrine Rozier assistée de Marie-Pierre Callies. Décors : Albaka. Du 11 au 15 octobre au Théâtre du Nord.
© Karelle Prugnaud et Otomo de Manuel
Théâtre de Caen, les 30 novembre et 1er décembre
Maison de la culture de Bourges, les 12 et 13 décembre.