Critique – Opéra/Classique

ALIADOS de Sebastian Rivas

Alliés pour l’oubli

 ALIADOS de Sebastian Rivas

Musique, théâtre, cinéma sont unis dans cet opéra d’un troisième type où réalité et fiction font ensemble l’école buissonnière.
Augusto Pinochet- Margaret Thatcher : une drôle de rencontre de deux drôles d’alliés, chacun en fin de parcours politique, à Londres en 1999, quand le premier venu se faire soigner est assigné à résidence et que la deuxième vient lui rendre visite pour le remercier de sa contribution durant la guerre des Malouines. Leur tête à tête fait la une des journaux.

De cet événement médiatique aux lourdes ondes politiques et humaines, deux franco-argentins, le compositeur Sebastian Rivas et l’historien librettiste Esteban Buch, ont décidé de faire un « opéra du temps réel ». Commande de l’Etat, Aliados (Alliés), un opéra du temps réel fut créé en juin 2013 au Théâtre de Gennevilliers en coproduction avec T&M-Paris et l’IRCAM. L’Opéra National de Lorraine a eu l’heureuse initiative d’accueillir cette fascinante mise en musique, en mots, en images de notre temps et notre histoire, qui magnétise et interroge tout à la fois.

Tout s’y mêle, le théâtre, l’opéra et surtout le cinéma qui occupe une place visuelle prépondérante dans le déroulement des séquences. Elles sont au nombre de quatorze traçant la trame d’un récit en zigzags de mémoire. Nous sommes au cinéma. Sur l’écran qui occupe les deux tiers de l’espace frontal, un générique fournit la liste des protagonistes. Un cinéma à deux degrés : d’une part des extraits d’archives en noir et blanc, la guerre, les combats, le croiseur argentin Belgrado torpillé par les Britanniques sur la base de renseignements fournis par le Chili de Pinochet, les marins sacrifiés, et d’autre part les images tournées en direct par deux cameramen que l’on voit se déplacer autour des cinq personnages.

Ils sont sur la scène, une scène presque nue, où ils marchent, piétinent pourrait-on dire, un sol en forme de carte géographique des Malouines, serti d’une mosaïque de photos de cette guerre qui ravagea les Malouines d’avril à juin 1982. Pinochet sur chaise roulante exhibant une sénilité qui lui permettrait d’échapper à la justice et son aide camp qui lui prépare les pilules à avaler, puis Thatcher, atteinte d’Alzheimer, flanquée de son infirmière qui la soigne et l’aide à se souvenir de ce qu’elle fait de ce qu’elle est . Et, hors du temps, de la réalité présente, le conscrit qui, à bord du navire sabordé, s’est noyé et qui se fait revenant pour crier sa rage.

Un opéra sur l’amnésie, celle de ses personnage renvoyant à l’ amnésie générale de notre temps. Les événements les plus sanglants se chevauchent de par le monde, et les plus récents poussent les plus anciens dans l’oubli. Les souffrances endurées par l’Argentine font partie de ces laissés pour compte. Rivas et Buch, tous deux d’origine argentine, les ravivent en signal d’alerte.

La musique de Rivas traversent les temps. De classiques qui s’insinuent en vagues légères (Didon et Enée de Purcell) ou citations martiales (Histoire du Soldat de Stravinsky) et de populaire (le tango) jusqu’aux techniques sophistiquées héritées de l’IRCAM, Rivas crée des ambiances inouïes avec une précision quasi chirurgicale. Bruits de pas, froissement de papier, battement de pouls, bruissements divers jaillissent de divers points de la salle, en prolongement des musiques jouées en fond de scène par les six instrumentistes de l’Ensemble Multilatérale que dirige en force et subtilité Léo Warynski. L’effet ébranle physiquement comme la levée d’une brise soudaine.

Avec les cameramen qui épient chaque geste, chaque objet aussitôt renvoyés sur l’écran, Antoine Gindt, ancien de l’Atem de Georges Aperghis, directeur de T&M-Paris, passé à la mise en scène, se révèle magistral directeur d’acteurs. Car si le baryton Lionel Peintre pour Pinochet et la mezzo-soprano Nora Petrocenko pour /Thatcher-Dame de Fer ne leur ressemblent en rien physiquement, ils en ont capté les états mentaux de façon saisissante. Le mélange de perversité et sénilité de l’un, le regard absent de l’autre, agrandis en gros plans sur la toile sont d’une incroyable justesse. Leurs voix sonorisées s’expriment tantôt en langage parlé quand il s’agit de propos réellement tenus « je n’ai jamais souhaité la mort d’aucun mort que j’ai fait mourir… », revendique Pinochet- Tantôt en parlé-chanté façon « sprechgesang » wagnérien, tantôt chanté très classiquement, même à l’ancienne, quand Nora/Margaret fond sa plainte dans les effluves de Purcell. Discret aide de camp par Thill Mantero, coupante infirmière par Mélanie Boisvert et conscrit halluciné par Richard Dubelski complètent la distribution.

En une heure et quinze minutes, Aliados secoue les rites de l’opéra et remue les consciences.

ALIADOS (ALLIÉS), un opéra du temps réel de Sebastian Rivas, livret de Esteban Buch. Ensemble Multilatérale, direction Léo Warynski, mise en scène Antoine Gindt, réalisation live Philippe Béziat. Avec Lionel Peintre, Nora Petročenko, Mélanie Boisvert, Thill Mantero, Richard Dubelski.

Nancy – Opéra national de Lorraine, les 13, 14, 17, 18 mars à 20h, le 15 à 15h.

03 83 85 33 11

Photos Philippe Stirnweiss

A propos de l'auteur
Caroline Alexander
Caroline Alexander

Née dans des années de tourmente, réussit à échapper au pire, et, sur cette lancée continua à avancer en se faufilant entre les gouttes des orages. Par prudence sa famille la destinait à une carrière dans la confection pour dames. Par cabotinage, elle...

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