La Traviata à l’Opéra de Rouen le 26 septembre
Lutter contre les conventions
Le metteur en scène Jean-François Sivadier redonne un puissant élan à un opéra parmi les plus rebattus du répertoire.
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- 29 septembre
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DEPUIS LONGTEMPS INSTALLÉE dans l’imaginaire des lyricophiles comme l’une des œuvres incontournables du répertoire (et comme telle, sujette parfois à lassitude...), La Traviata est peut-être, à l’instar de Carmen, l’opéra où la présence de scènes de bravoure vocale, duos poignants et autres chœurs des Bohémiennes semble imposer au metteur en scène son lot de convention. Le plus étonnant étant peut-être que même une mise en scène rebelle à toute convention puisse s’avérer malgré tout prisonnière, en creux, des attendus de l’œuvre... On pense par exemple à Christoph Marthaler, dans la production présentée en 2007 au Palais Garnier, faisant de la salle où se déroule la scène de fête au premier acte un repaire de junkies.
Au-delà du conflit entre banalité et originalité
Ainsi, c’est sans doute la plus éclatante qualité de la mise en scène conçue par Jean-François Sivadier que de se situer, d’emblée, au-delà du conflit entre navrante banalité et originalité appuyée. Le ressort le plus puissant de cette réussite tient à la musicalité mise dans le travail théâtral lui-même. Le metteur en scène semble en effet parvenir à réécouter l’œuvre de façon vierge, comme s’il en découvrait pour la première fois toutes les arêtes dramatiques, les zones de tension si magistralement imaginées par Verdi, mais aussi les paysages plus brumeux, lugubres, morbides qui sont, dès le prélude de l’opéra, de véritables plongées dans la douleur et le désenchantement. Il use pour cela d’un outil majeur : l’adéquation entre le rythme de la musique et celui de l’action scénique. Et plus profondément : l’accord subtil entre ce que suggère la variété des ressorts dramatiques de la partition et leur interprétation visuelle, appliquée aux déplacements des personnages.
Pour n’en donner qu’un exemple : pendant sa première aria, la « poursuite » (projection d’un rayon lumineux qui suit les évolutions sur scène d’un chanteur) isole Violetta dans un cercle qui accentue tout à la fois sa solitude et sa prestation vocale. Le spectateur est ainsi amené à saisir dans toute leur force les implications psychologiques du personnage mais aussi de l’interprète : un « seul en scène » (comme on le dit d’un one-man show) qui est aussi un « seul au monde », alors même que Violetta dit son désir de jouir sans entraves, résumant ainsi le drame paradoxal qui est celui d’une courtisane. Mais lorsqu’Alfredo, s’insérant dans son air, tente de lui opposer la puissance de l’amour et d’aller contre cette solitude en entrant dans le cercle lumineux, Violetta le repousse simplement et fermement dans l’ombre... Tout est dit, en un mouvement, de l’ambiguïté essentielle du personnage de Violetta et de la candeur relative d’Alfredo, mais aussi de la force dramatique de leur rencontre et du couperet social qui s’abattra sur leur relation au deuxième acte.
Travaillée et retravaillée
En 1996, déjà, Jean-François Sivadier présentait au Théâtre de l’Odéon un spectacle décapant et jubilatoire, intitulé « Italienne avec orchestre » (que nous avions vu avec grand plaisir), prenant pour trame dramatique le conflit opposant, autour d’une représentation de La Traviata, un chef d’orchestre, les musiciens et la chanteuse qui incarnait Violetta, avec un intéressant travail de déplacement du public dans la fosse d’orchestre. Avec la production présentée à Rouen (reprise d’un spectacle programmé pour la première fois en 2004 au Festival d’Aix-en-Provence), le metteur en scène semble poursuivre et parachever l’histoire de sa relation à l’œuvre : d’abord source d’un déferlement d’ironie et de fantaisie (de « déconstruction », dirait-on aujourd’hui), l’opéra de Verdi redevient le lieu et l’occasion d’un approfondissement des enjeux lyriques suggérés par Verdi et Piave.
Mais si le travail théâtral en est apparemment assagi, la figure de la cantatrice, au-delà de celle de l’héroïne qu’elle incarne, y est toujours mise en exergue. La déchéance de Violetta à partir de la fin du deuxième acte, qui la mène à la mort à la retombée du rideau, Sivadier (la mise en scène est reprise à Rouen par Rachid Zanouda) semble en effet en faire l’usure même d’une femme épuisée, non par la phtisie et le désespoir, mais par le chant lui-même... C’est en tout cas de cette façon que l’on peut comprendre (au risque de s’égarer ?) l’extrême investissement de la chanteuse qui incarne le rôle-titre, la belle Américaine Chelsea Lehnea qui semble présenter toutes les étapes d’une mise à nu progressive de sa psyché. Éblouissante dans ses atours de demi-mondaine adulée par une foule joyeuse dans la première scène de l’opéra, déjà plus incertaine dans le duo ébauché avec Alfredo, vulnérable et poignante dans la première partie du deuxième acte et déchirante au troisième acte.
Disparition
C’est bien sûr ainsi que l’ont voulue le compositeur et son librettiste. Mais c’est bien la direction d’acteur, apparemment, qui permet d’aller au-delà, en faisant du personnage de Violetta la figuration, charnelle et vocale tout à la fois, d’un processus de disparition. Écoutant par exemple dans toute leur puissance paradoxale les pianissimi fascinants dont nous régale Chelsea Lehnea, la façon dont elle les enfle progressivement, pour donner à entendre la force de la révolte contre le destin, le jeu sur l’affaissement du corps (au troisième acte) qui accompagne celui de la musique, l’auditeur ne peut que saisir dans toute leur éclatante évidence, les signes d’une maladie mortelle qu’il finit par assimiler à la disparition par épuisement du spectacle lui-même. Au-delà de la simple identification du spectateur à l’émouvante héroïne et de son admiration pour la conviction de l’interprète qui l’incarne, c’est finalement la possibilité de réunir tout cela en un faisceau de significations diverses qui fait théâtre et qui emporte l’adhésion.
La direction intensément contrastée du chef péruvien Dayner Tafur-Díaz est l’un des grands atouts de cette production : souvent non conventionnel dans le choix de ses tempi (plus vifs ou plus lents que l’ordinaire), le jeune chef galvanise l’orchestre et l’excellent chœur accentus, en déployant un paysage lyrique aux fortes arêtes rythmiques, capable cependant d’épanchements et de plongées dans la mélancolie qui emportent son auditoire. Les membres du chœur accentus ont acquis une aisance scénique remarquable, fort bien mise en valeur par une mise en scène alerte et variée, sauf peut-être dans la chorégraphie peu imaginative des Bohémiennes.
On a dit combien le chant et le jeu de Chelsea Lehnea sont fascinants. Un seul détail nous a désagréablement titillé l’écoute : une prononciation trop ouverte des i et e en italien, qui abime ponctuellement la beauté des lignes. Alfredo est lui aussi excellement interprété par le ténor mexicain Leonardo Sánchez : on a particulièrement apprécié dans les nuances de sa voix l’équilibre entre clarté des aigus et sombres diaprures. Anthony Clark Evans campe un remarquable Giorgio Germont. Les rôles plus modestes nous ont semblé dominés par l’Annina d’Aliénor Feix, mezzo rayonnante et actrice consommée et par la très belle voix de François Lis en Dottore Grenvil.
Photo : Caroline Doutre
Giuseppe Verdi : La Traviata. Avec Chelsea Lehnea (Violetta), Leonardo Sánchez (Alfredo), Anthony Clark Evans (Giorgio Germont), Mathilde Ortscheidt (Flora), Grégoire Mour (Gastone), Timothée Varon (Barone Douphol), Aliénor Feix (Annina), Antoine Foulon (Marchese d’Obigny), François Lis (Il Dottore Grenvil). Orchestre de l’Opéra Normandie Rouen, chœur accentus / Opéra Normandie Rouen, dir. Dayner Tafur-Díaz. Mise en scène : Jean-François Sivadier, reprise par Rachid Zanouda. Chorégraphie : Johanne Saunier, reprise par Stéfany Ganachaud. Scénographie : Alexandre de Dardel. Costumes : Virginie Gervaise. Lumières : Philippe Berthomé. Opéra Normandie Rouen, 26 septembre 2025.



