Britten au Festival d’Aix-en-Provence
Un nouveau regard sur Billy Budd
Quatrième collaboration du metteur en scène Ted Huffman avec le Festival d’Aix-en-Provence, une adaptation musicale de Billy Budd par Oliver Leith sidérante de beauté.
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- 28 juillet
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BENJAMIN BRITTEN VA DÉPLOYER, dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale et jusqu’à sa mort, un très large éventail d’univers lyriques, où peut se percevoir en filigrane un certain nombre de thématiques-clé, en particulier celle de la violence, en étroite relation avec la dualité de l’innocence et de la culpabilité. Depuis la noirceur et la virulence de Peter Grimes (1945), ce pêcheur suspecté de meurtre, allégorie de l’individu exposé à la foule jusqu’à Owen Wingrave, manifeste antimilitariste adapté d’une nouvelle de Henry James conçu pour la télévision en 1971, en passant par des œuvres aussi complexes et singulières que Le Viol de Lucrèce (1946), Billy Budd (1951) d’après Hermann Melville, nouvelle approche du thème de la corruption du bien par le mal, et bien sûr Le Tour d’écrou (1954) d’après Henry James, où l’enfance révèle des ambiguïtés rien moins qu’innocentes, sans oublier, sur un autre mode poétique, ces deux chefs-d’œuvre de la production lyrique du XXe siècle que sont Le Songe d’une nuit d’été (1960) et Mort à Venise (1973).
Avec Billy Budd, on a affaire peut-être à l’œuvre la plus emblématique de ce thème de l’innocence bafouée, mais aussi et plus subtilement, celui du lien entre désir et violence. Prenant pour point d’appui l’existence, chez Britten lui-même, d’une succession de versions différentes de son adaptation du court roman d’Herman Melville, Ted Huffman qui signe la mise en scène et Oliver Leith l’adaptation musicale ont imaginé une version resserrée de l’opéra originel pour en suggérer avec force tous les enjeux qui s’y rencontrent. La trame de l’œuvre y est intacte, mais la durée en est raccourcie et surtout un certain nombre d’extrapolations musicales y sont inscrites, comme pour aller au-delà du Billy Budd tel que nous le connaissons, et que les deux artistes semblent concevoir comme une simple « proposition » de Britten, non une œuvre achevée... Et c’est ce qui leur permet de déployer une série de variations sur certains aspects de l’intrigue et de sa mise en musique. Le défi consiste alors à ne pas dénaturer la substance de la musique de Britten, ni le livret élaboré par E.M. Forster et Eric Crozier, tout en les modifiant avec subtilité. Disons d’emblée que la réussite est totale. Sur cette arête étroite qu’est la « variation sur un thème donné », les deux artistes conçoivent quelque chose comme un rêve éveillé, un souvenir de l’opéra originel, une méditation, une création éclatante de vérité, malgré le clair-obscur qu’elle maintient tout au long du spectacle.
Le sens, la brume et le brouillard
Et justement, en matière de clair-obscur, c’est le thème lui-même de la brume au-dessus de la mer qui suscite, selon les termes de Timothée Picard, dramaturge du Festival, « un étonnant brouillard de sens ». « Dans l’intrigue, écrit-il, la brume de la guerre – qui recouvre littéralement la mer du Nord, mais rend également obscures jusqu’à les effacer les idées mêmes de société et de loi en Occident, se mêle de manière fatale à la nébuleuse du désir homosexuel, qui tout à la fois détruit et sauve les protagonistes, chacun à sa manière. »
L’entreprise, pour Ted Huffman et Oliver Leith, consiste alors en une subtile distorsion des situations dramatiques présentées dans l’opéra, et leur resserrement en une succession de scènes qui forment symbole autant qu’avancées dans l’action. Et pour cela, la musique a bien sûr un rôle essentiel. C’est en effet en imaginant une orchestration réduite à trois claviers et un ensemble de percussions qu’Oliver Leith parvient à donner à entendre, à l’arrière-plan de l’intrigue et de ses arêtes dramatiques, toute la portée sensible, sensuelle, mais aussi métaphysique de cette histoire de huis-clos tragique sur un bateau. Olivier Leith : « La musique de Billy Budd me donne parfois l’impression d’évoluer dans une langue différente de celle que je parle. C’est presque comme regarder l’adaptation d’Orgueil et Préjugés par la BBC : Tout semble légèrement décalé parce que le texte est tellement stylisé et théâtral qu’il en devient presque irréel. Ce décalage est fascinant et il est très intéressant de tenter parfois de le contrer. [...] J’aimerais que l’on s’enferme un peu moins dans une attitude de révérence envers ce répertoire, que l’on montrer qu’il est pertinent de procéder à ce genre d’opération sur des œuvres déjà existantes, que cela ne les affaiblit pas ; que cela les transforme au contraire et peut même les révéler, d’une certaine manière. » Pari réussi sur toute la ligne, grâce à des interprètes tous remarquables.
photo : Jean-Louis Fernandez
The Story of Billy Budd, Sailor (d’après Benjamin Britten). Avec Ian Rucker (Billy Budd), Joshua Bloom (John Claggart, Dansker), Christopher Sokolowski (Edward Fairfax Vere, Squeak), Hugo Brady (le Novice, la Grand-hune), Noam Heinz (M. Redburn, le Premier Maître), Thomas Chenhall (Mr. Flint, le Second Maître). Finnegan Downis Dear, Richard Gowers, Siwan Rhys (claviers), George Barton (percussions). Oliver Leith (adaptation musicale), Ted Huffman (mise en scène, adaptation, costumes et accessoires). Théâtre du Jeu de Paume d’Aix-en-Provence, 5 juillet 2025.



