Un Mahler ténèbreux et flamboyant

Aziz Shokhakimov dirige la Troisième Symphonie de Mahler à la Philharmonie de Paris.

Un Mahler ténèbreux et flamboyant

DE TOUTE NOUVELLE INTERPRETATION d’une œuvre fameuse du répertoire, qu’elle soit chorégraphique, théâtrale, lyrique ou symphonique, on souhaite toujours plus ou moins explicitement qu’elle s’impose en nous comme un événement, ou du moins qu’elle ait le pouvoir de réenchanter notre familiarité avec l’œuvre en question, même si nous nourrissons le plus souvent un projet beaucoup moins ambitieux : nous installer confortablement dans l’écoute, pour retrouver indemnes nos repères familiers… Mais en musique, rien ne se passe jamais pour l’auditeur comme il s’y est préparé… et c’est heureux ! Ainsi la Troisième Symphonie de Mahler, interprétée le 20 janvier à la Philharmonie de Paris par l’Orchestre philharmonique de Strasbourg dirigé par Aziz Shokhakimov, a-t-elle relevé le défi d’une interprétation éclatante par son alliage de force tellurique et de miniaturisme, tout en conservant sa dimension énigmatique et secrète – tenant ainsi l’auditeur en tenaille (pour son plus grand plaisir) entre le déploiement devant ses yeux d’un paysage somptueux et le tracé de lignes mystérieuses, conservées comme telles.

Pour ce monument symphonique s’il en est, par son ampleur, son ambition philosophique, son projet de représentation de la nature et la richesse des moyens sonores que Mahler y met en œuvre, il faut sans doute un orchestre et un chef dotés de la capacité à assumer l’espace acoustique suggéré par le compositeur, à l’emplir entièrement, tout en prenant également le risque diamétralement opposé : oser le presque rien, le son très ténu, tenir le fil d’une fascinante étrangeté de ces moments où le grand tout orchestral bascule dans le microcosmique.

Hors même l’engagement émotionnel des interprètes, chanteuse soliste et chœur compris (et bien sûr la technique d’orchestre, ici incomparable, de l’OPS et de son chef), il s’agit au fond de suggérer, par l’interprétation, la présence de toutes les dimensions plus ou moins souterraines, mais aussi les plans superposés qu’y suggère Mahler. Car pour la Troisième Symphonie, plus que pour toute autre symphonie mahlérienne, c’est d’architecture qu’il s’agit : non seulement la forme explicite, bien sûr (six mouvements, dont un ample lied orchestré, sur un texte parmi les plus fascinants de ceux que contient Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche), mais également les formes implicites, correspondant à autant de séquences passagères, dont la réitération (ou non) forme des systèmes mystérieux de références, plus ou moins nostalgiques, plus ou moins ardus dans leur complexité, plus ou moins violents et obsessionnels dans leur dimension guerrière ou simplement polémique…

Des moments de douleur poignante (laendler à la Schubert évoquant la tendresse d’un monde viennois disparu – d’ailleurs illusoire…) y alternent avec des séquences d’un savant contrepoint instrumental, des textures sonores encore inouïes à la fin du XIXe siècle se présentent à l’auditeur, imaginées par un artiste d’exception, capable de fabriquer, par les jeux changeants de son orchestration, des effets d’éclosion sonore, de représentation de la nature en éveil, d’une sorte de genèse du monde (début du premier mouvement, avec ses aspects hymniques, la force de son thème martial initial, puis le caractère funèbre de ses cuivres, ses thèmes fusées sur une harmonie déchirée…).

Une symphonie panique

Mahler, qui a longuement écrit sur cette symphonie, déclare par exemple ceci : « Le fait que je l’appelle Symphonie ne signifie pas grand-chose, car elle n’a rien de commun avec la forme habituelle. Le terme symphonie veut dire pour moi : construire un monde avec tous les moyens techniques existants. » Pressentant ainsi que cette symphonie va constituer dans son œuvre le monument le plus colossal mais aussi le plus représentatif de la totalité de sa conception musicale, il projette alors de l’intituler « Pan, poème symphonique », Pan étant à la fois la divinité la plus rayonnante de la nature et le nom même de la totalité (pan signifie en grec : tout). À propos du premier mouvement, le compositeur écrit aussi : « Ce n’est presque plus une musique, ce ne sont que des bruits de la nature. Au début, on frissonne devant cette matière immobile et sans âme (j’avais songé à intituler ce morceau : ce que me content les rochers). Pourtant, par la suite, la vie reprend peu à peu le dessus et, d’étape en étape, elle se développe et se différencie jusqu’aux formes supérieures de l’évolution : des fleurs, des animaux, et des hommes, on en arrive au royaume de l’esprit et à celui des anges. Dans l’introduction règne toute l’ardeur brutale du midi, pendant l’été, lorsque toute vie est retenue et qu’aucun souffle n’agite l’air, qui vibre et flamboie, ivre de soleil. C’est alors que la vie, encore immobile et inanimée, prisonnière de la nature, gémit au loin en suppliant d’être enfin libérée. Dans le premier mouvement qui commence aussitôt, elle remportera la victoire. »

Sans entrer plus avant dans le détail de cette œuvre inépuisable, disons simplement que la vision qu’en a déployée Aziz Shikhakimov (à la tête de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg, du chœur féminin et du chœur d’enfants de l’Orchestre de Paris, avec la splendide intervention de la mezzo-soprano hongroise Anna Kissjudit pour les 4e et 5e mouvements) a réussi à tenir ensemble des fils extrêmement divers et parfois incompatibles en apparence : impressionnisme des textures, violence expressionniste des accents et des conflits sonores, avec leurs grimacements ou leur ironie typiquement mahlériens… Caractère éthéré de certaines séquences voisinant avec des moments de rythme pur, alliage de sens de la pulsation et de sentiment océanique, densité et nudité, capacités de transparence d’un orchestre de très grande taille… Et par-dessus tout un sentiment de plénitude extraordinairement gratifiant pour l’auditeur, qui dit la générosité des interprètes en jeu, dont l’investissement dans cette œuvre de génie se lit sur les visages des musiciens et chanteurs et dans la gestique de leur chef. Un moment d’exception !

Photo : Nicolas Roses

Gustav Mahler : Troisième Symphonie en ré mineur. Anna Kissjudit, mezzo-soprano, Chœurs de l’Orchestre de Paris, Orchestre philharmonique de Strasbourg, Aziz Shokhakimov, direction. Philharmonie de Paris - Grande Salle, 20 janvier.

A propos de l'auteur
Hélène Pierrakos
Hélène Pierrakos

Journaliste et musicologue, Hélène Pierrakos a collaboré avec Le Monde de la Musique, Opéra International, L’Avant-Scène Opéra, Classica, etc. et produit des émissions sur France Musique, France Culture, la Radio Suisse Romande et, depuis 2007 :...

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