Critique – Opéra & Classique

Sweeney Todd de Stephen Sondheim

Rasages mortels et friandises cannibales au Palais de la Monnaie

Sweeney Todd de Stephen Sondheim

Le « musical thriller », le « polar musical » de Stephen Sondheim révélé au Châtelet de Paris en 2011 (voir WT 2788) n’était pas prévu au programme de La Monnaie, la maison d’opéra bruxelloise contrainte au camping (de luxe) pour cause de travaux de la maison mère. Des travaux commencés il y a neuf mois, qui auraient dû s’achever au mois de mars dernier mais qui jouent et joueront encore les prolongations pour une durée au moins équivalente.

« Hors les murs », les spectacles se donnèrent en différents lieux de la capitale belge – comme au Cirque Royal, aux Halles de Schaerbeek etc… (voir WT 5030 du 26 février 2016) avant d’emménager sous une tente de grand confort et de large proportions spécialement bâtie au sein des hangars du site Tour & Taxis.

La saison devait en effet s’achever sur la création mondiale d’un Frankenstein commandé au compositeur américain Mark Grey. Le lieu de repli, privé de fosse et de cintres, se révéla techniquement inadapté Sa naissance est donc reportée. Mais les acteurs, chanteurs et autres étaient engagés… Peter de Caluwe, le patron de la maison, n’est pas homme à se décourager. Il leur proposa un monstre de substitution, le barbier égorgeur et cannibale du Sweeney Todd que Sondheim a su si bien mettre en swing et opéra.

La mise en scène tout comme les décors sont d’importation. Le choix de de Caluwe se porta sur la réalisation de James Brining et Colin Richmond qui voyagea dans plusieurs villes du Royaume Uni depuis sa création en 2010 à Dundee. Pour les chanteurs ce furent en revanche des prises de rôles. Dont ils ont relevé le défi avec panache, humour et humanité.

Car pour Brining, les conditions de vie de l’assassin multiple à côté duquel Jack l’Eventreur ferait figure d’enfant de chœur, explique sa folie. Le paisible barbier de Fleet Street en est devenu le démon après avoir été envoyé au bagne par un juge corrompu qui voulait s’envoyer sa femme. Il s’évade. Il crie vengeance. Il rencontre la tenancière ruinée d’un snack à tourtes. Elle n’a plus d’argent pour farcir ses croustillantes « pies ». Et Sweeney Todd, alias Benjamin Barker, ne sait que faire du cadavre de son barbier rival tué dans un accès de rage… Ainsi nait la florissante entreprise née de leur association. Tous ceux qui viendront se faire raser, s’ils sont esseulés, célibataires ou veufs disparaîtront dans la trappe des trépassés que personne ne recherche. Tandis que les clients de plus en plus nombreux et enthousiastes dégusteront en gourmands les tourtes farcies de chair humaine finement broyée et cuisinée.

Londres est chantée, Londres de la mi-temps du 20ème siècle, Londres grise des pauvres, des démunis, où règne l’injustice sous le diktat de nouveaux riches sans scrupules. Mais l’innocence et l’amour vrai ne sont pas absents dans cette tragi-comique descente en enfers. Ils autoriseront même un happy end souriant …imbibé d’hémoglobine.

Les scènes se succèdent comme les séquences d’un film ou les pages d’un livre d’images. C’est dans ce rythme que Sondheim les illustre à la manière d’un prestidigitateur faisant jaillir de son chapeau sonore des orgues funèbres, des valses, des marches, du jazz, des airs à siffloter, à tambouriner, à gémir, à rire d’un rire noir noir. L’horreur déclenche l’humour, le sanglant gicle en hilarité.
Les décors à base de containers suspendus, d’escaliers sur roulettes sont efficacement manipulés s’ouvrant et se refermant sur des intimités variées.

Le baryton américain Scott Hendricks incarne avec conviction le barbier égorgeur. Ce monstre a dû lui rappeler le Richard III de Battistelli dont il fut il y a deux ans à Strasbourg – festival Musica – le morbide et extravagant héros (voir WT2014 de septembre 2009). Il prend du recul, place sa voix sans excès, en équilibre entre barbarie et humanité. Carole Wilson explose de verve en Mrs Lovett, la tenancière amoureuse et sans scrupules. Truculente mezzo au timbre ardent, comédienne vaudevillesque, elle fait de son personnage une madame-tout-le-monde inquiétante d’empathie. Autour du couple gravite une poignée d’individus au pittoresque pointu : la mendiante à la cervelle fêlée par Natascha Petrinsky en victime hallucinée, Paul Charles Clarke grotesque barbier rival, Andrew Schroeder en juge libidineux et Christopher Gillet son homme de main bêtement soumis. Et le trio des gentils : Finnur Bjarnason/Anthony Hope, ténor craintif amoureux de Hendrickje Van Kerkhove/Johanna l’enfant perdue, la fille captive, voix et jeu en légèreté et retenue, et, dans le rôle de l’apprenti naïf, le jeune George Ure, comédien et chanteur familier des « musicals », émouvant de sincérité et de justesse.

On oubliera la sono parfois tonitruante ôtant aux voix l’expression de leur volume réel pour se laisser aller au plaisir de cette histoire glaçante, dérisoire et hilarante et de sa musique en kaléidoscope de références que le chef Leo Hussain sert d’une baguette trépidante à la tête de l’Orchestre symphonique de la Monnaie.

Sweeney Todd de Stephen Sondheim, livret de Hugh Wheeler d’après la pièce de Christopher Bond. Orchestre symphonique et Chœurs de la Monnaie, direction Leo Hussain, mise en scène James Bringing reprise par Carole Chaney, décors et costumes Colin Rchmond, lumières Chris Davey, chorégraphie Nick Winston. Avec Scott Hendricks, Finnur Bjarnason, Natascha Petrinsky, Carolie Wilson, Andrew Schroeder, Christopher Gillett, Hendrickje Van Kerckhove, George Ure, Paul Charles Clarke, Matthew Zadow.

Bruxelles – Palais de la Monnaie, les 14, 16, 17, 21, 22, 28, 29 & 30 juin à 20h – les 19 et 26 à 15h.

+32 2 229 12 11 www.lamonnaie.be

Photos Bernd Uhlig

A propos de l'auteur
Caroline Alexander
Caroline Alexander

Née dans des années de tourmente, réussit à échapper au pire, et, sur cette lancée continua à avancer en se faufilant entre les gouttes des orages. Par prudence sa famille la destinait à une carrière dans la confection pour dames. Par cabotinage, elle...

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