Critique – Opéra & Classique

Reigen/La Ronde de Philippe Boesmans

La farandole des désirs par les jeunes pensionnaires de l’Académie de l’Opéra de Paris

Reigen/La Ronde de Philippe Boesmans

En inscrivant à son répertoire Reigen (La Ronde), deuxième opéra du fertile compositeur belge Philippe Boesmans, l’Académie de l’Opéra National de Paris relève un défi de taille. Et le gagne. L’œuvre est étrange, dérangeante, par son sujet, sa construction musicale, sa durée. Elle fut créée à La Monnaie de Bruxelles en 1993, dix ans après La Passion de Gilles son premier opus lyrique. Elle signait également le début d’une collaboration qui s’avérera longue et fructueuse avec le regretté metteur en scène Luc Bondy. Qui, pour ce premier pas de leur compagnonnage, se chargea également de l’écriture du livret, inspiré du sulfureux Reigen, ex-Liebereigen (ronde des amours) d’Arthur Schnitzler où dix couples donnent libre cours aux pulsions de leurs désirs. Publié en 1903 il fut aussitôt censuré en 1904. Sa création scénique à Berlin en 1920 déclencha scandale et procès.

Les décennies passèrent, le sexe perdit peu à peu son caractère tabou. Même dépouillé de sentiment. Quand Boesmans s’empara du sujet il était entré dans le quotidien de la littérature et de la musique. Mais il en fit un objet sonore tout à fait singulier où le tonal et l’atonal s’accouplent, où le plaisir s’exprime en sensualité grinçante, où humour et tendresse se font des pieds de nez. Les dix couples sont nés d’un hasard au goût charnel, la prostituée du premier couple se retrouve dans les bras du dernier amant. La boucle est bouclée. Boesmans en fait une ronde de déchirements intimes.

L’espace en arc de cercle de l’amphithéâtre de l’Opéra Bastille impose des adaptations scéniques et musicales. Une orchestration à ses mesures a été conçue par Fabrizio Cassel pour l’Orchestre-Atelier Ostinato perché côté cour sur les marches de l’amphi. Le public peut à loisir entendre et voir chaque instrumentiste. Sous la direction avisée, inspirée de Jean Deroyer, les ondoiements aiguisés de la musique de Boesmans sillonnent en liberté tendrement surveillée.

Christiane Lutz, metteur en scène autrichienne peu connue en France mais déjà dépositaire d’une belle carrière outre-Rhin place de nos jours les étreintes des éphémères amants. Elles sont, il est vrai, tout ce qu’il y a de plus intemporel. Vidéos à l’appui, elle en projette même les va-et-vient nocturnes sur la place de la Bastille. La mosaïque de cloisons grises du fond de scène, s’ouvre sur des embryons de décors, bars, chambre, ascenseur. Canapés, fauteuils, tables sont habilement manipulés sur scène pour situer les lieux des rencontres et des ébats. Sa direction d’acteurs fait oublier les écarts d’âge entre les personnages et les dix très jeunes interprètes de l’Académie. Leur jeunesse, leur apparente spontanéité donne à l’ensemble un cachet d’homogénéité où chacun est bien à sa place.

Le timbre clair de Sarah Shine, soprano venue d’Irlande confère une sorte d’ingénuité à la prostituée, le soldat Juan de Dios Mateos, ténor espagnol, lui fait une cour un peu gauche, en femme de chambre délurée la mezzo américaine Jeanne Ireland mêle légèreté de jeu à gravité de voix, le ténor polonais Maciej Kwasnikowski s’empresse en jeune homme enflammé de désir auprès de Marianne Croux, soprano française au punch de soubrette. Baryton basse polonais, Mateusz Hoedt donne au mari une gravité souriante, la belle égyptienne Farrah El Dibany offre son élégance naturelle et les veloutés de son timbre de mezzo à la jeune fille. Jean-François Marras, ténor agile, transforme avec brio le poète en photographe d’art tandis que la cantatrice hérite de la force de projection, du timbre aéré et du jeu assuré de la soprano polonaise Sofija Petrovic. Dans ses bras, Danylo Matviienko en comte cavalier roule vers l’extase et ferme la boucle de cette ronde du plaisir.

Laquelle, en tout état de cause, a permis à cette troupe de jeunes chanteurs de révéler les capacités, couleurs et fraîcheurs de leurs talents.

Petite remarque anodine sur les surtitrages : tout est bien entendu dit et chanté en allemand, mais dans cette langue le mot « Mücke » désigne un moustique et non une mouche. Boesmans d’ailleurs en fait vriller le vol !

La Ronde de Philippe Boesmans, livret de Luc Bondy d’après la pièce d’Arthur Schnitzler. Orchestration de Fabrizio Cassol. Orchestre-Atelier Ostinato, direction Jean Deroyer. Musiciens et chanteurs en résidence à l’Académie de l’Opéra National de Paris, mise en scène Christiane Lutz, scénographie et vidéos Christian André Tabakoff, costumes Natascha Maraval, lumières Daniel Lévy. Avec Sarah Shine, Juan de Dios Mateos, Jeanne Ireland, Maciej Kwaniskowski, Marianne Croux (et Marie Perbost en alternance), Mateusz Hoedt, Farah El Dibany, Sofie Ptreovic (et Angélique Boudeville), Danylo Matviienko .

Amphithéâtre de l’Opéra Bastille, les 2, 4, 6, 8, 10 & 11 novembre à 20h.

08 92 89 90 90 – www.operadeparis.fr

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A propos de l'auteur
Caroline Alexander
Caroline Alexander

Née dans des années de tourmente, réussit à échapper au pire, et, sur cette lancée continua à avancer en se faufilant entre les gouttes des orages. Par prudence sa famille la destinait à une carrière dans la confection pour dames. Par cabotinage, elle...

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