Festival musical international de Printemps de Prague, 80e anniversaire
Patricia Kopatchinskaja, artiste en majesté
Au Rudolfinum de Prague, trois concerts éblouissants permettent à la violoniste d’ouvrir tout l’éventail de ses talents.
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- 9 juin
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AVEC PLUS DE 30 000 AUDITEURS venus savourer un programme extrêmement varié dans les salles mythiques de la capitale tchèque (Rudolfinum, Salle Smetana, Couvent Sainte-Agnès, etc.), le Festival musical international de Printemps de Prague qui célébrait, du 12 mai au 3 juin dernier, son 80e anniversaire, a connu un immense succès. La violoniste moldave, suisse et autrichienne Patricia Kopatchinskaja était en résidence au festival et s’est livrée, pour le plus grand plaisir (et parfois l’étonnement) du public, à un exercice de haute volée en proposant lors de trois soirées hors-norme une sorte de parcours virtuose (et non pas seulement au sens instrumental) de tous ses talents. Car c’est aussi une créatrice de mondes oniriques, une comédienne, une metteuse en scène, un chef d’orchestre, bref une véritable fédératrice de multiples talents : les siens propres et ceux des musiciens amis en compagnie desquels elle se produit. Avec un partenaire privilégié, le fascinant pianiste finlandais Joonas Ahonen, mais également la Camerata Bern, ainsi que plusieurs solistes de grande qualité, dont l’accordéoniste Wieslaw Pipczynski, Patricia Kopatchinskaja a ouvert à ses auditeurs tout un champ poétique qui va bien au-delà du « simple » répertoire musical. On connaissait l’artiste en virtuose exceptionnelle ; on la découvre ici comédienne excentrique et philosophe inspirée...
Temps et éternité
« Temps et éternité » : c’est sous ce titre ambitieux que la soirée du 16 mai ouvre le bal. Patricia Kopatchinskaja l’a conçue comme un voyage à travers des œuvres liées de façon plus ou moins étroite à un mysticisme non uniquement religieux, ouvert à tous les types de foi : judaïque, catholique, luthérienne, etc., mais aussi et plus profondément à une réflexion fervente sur la destinée humaine qui prend ancrage dans le recours au folklore, avec toute sa dimension universelle et génératrice d’émotions partagées. Au long d’une soirée très dense en moments forts et très richement élaborée (Patricia Kopatchinskaja en est la conceptrice et l’artiste principale, mais n’intervient pas dans toutes les pièces), on a pu ainsi écouter en lever de rideau la poignante version de la prière judaïque du Kol Nidre par le compositeur américain John Zorn (né en 1953). C’est ensuite le Concerto funèbre pour violon et orchestre à cordes de l’Allemand Karl Amadeus Hartmann, composé en 1939 dans l’angoisse du pouvoir nazi et originellement titré « Musik der Trauer » (Musique du deuil) qui faisait entrer l’auditeur dans un monde sonore très prenant, bien que saturé de dissonances et d’aspérités.
Sans entrer dans le détail d’une soirée proposant près de vingt moments musicaux différents, disons simplement que l’alternance très bien pensée de pièces en solo, de morceaux vocaux issus du folklore et de mouvements d’œuvres pour orchestre à cordes (en particulier le magnifique Polyptyque pour violon et deux petits orchestres à cordes du Suisse Frank Martin, dont les six parties émaillaient l’ensemble de la soirée) a suscité un de ces moments d’exception où le silence absolu du public dans la grande Salle Dvořák du Rudolfinum semblait relayer et amplifier l’émotion de ce qui se jouait et se chantait sur scène. Ajoutons à cela le très grand intérêt musical de la transcription instrumentale (pour le moins inattendue !) de pièces telles que le Kyrie de la Messe de Notre-Dame de Guillaume de Machaut, ou encore celle de chorals issus de la Passion selon saint Jean de Bach (pour lesquels Patricia Kopatchinskaja a invité le public du Rudolfinum, qui s’y est prêté de bonne grâce, à entonner ensemble l’un des chorals de Bach les plus célèbres...).
Une première œuvre du Tchèque Luboš Fišer (1935-1999), le très beau Crux, pour violon, timbales et cloches (créé en 1971) nous a permis de découvrir ce compositeur fascinant, dont la soirée du 18 mai proposait deux jours plus tard un portrait développé. Last but not least, Patricia Kopatchinskaja avait imaginé pour cette soirée la projection de tableaux d’inspiration religieuse, de la main de maîtres de la Renaissance italienne, que l’artiste lumière Markus Güdel a excellement mis en valeur, réalisant également un très beau travail de coloriste de la lumière tout au long de la soirée.
Un Pierrot lunaire déjanté
Le 17 mai, toujours dans la Salle Dvořák du Rudolfinum, une autre soirée très dense permettait d’entendre en première partie un programme consacré à Stravinsky, Milhaud et Bartók, et en seconde partie le fameux Pierrot lunaire de Schoenberg. Disons d’emblée que si la première partie nous a entièrement séduits, la seconde suscitait chez l’auditeur connaisseur du monde schoenbergien quelques doutes quant à l’interprétation de la violoniste, ici métamorphosée en récitante. L’artiste proposait, dans l’Histoire du soldat de Stravinsky une vision extrêmement mordante, en compagnie de deux musiciens exceptionnels (Reto Bieri à la clarinette et Joonas Ahonen au piano). Et la courte pièce pour la même formation de Milhaud (extraite de la Suite du Voyageur sans bagages op. 157b), lui faisait écho de la belle manière. Quant aux Contrastes de Bartók, redoutables de difficultés techniques et expressives, ils clôturaient royalement la première partie.
Mais Pierrot lunaire tel que le comprend Patricia Kopatchinskaja nous a laissés dans l’expectative. L’ensemble instrumental, composé des mêmes interprètes que dans la première partie, auxquels s’ajoutaient la flûtiste Júlia Gállego, le violon et l’alto de Meesun Hong Coleman et le violoncelliste Thomas Kaufmann, interprétait l’œuvre avec toutes les nuances qu’y a inscrites le compositeur. Passant de l’âpreté à la mélancolie, de l’ironie à la violence, les musiciens dessinent un paysage incontestablement schoenbergien. Mais en choisissant d’assurer la partie vocale, la violoniste prend un risque majeur : celui de déformer, par un jeu théâtral quelque peu excessif (et surtout non adapté) la substance dramatique proposée par le compositeur. Ainsi, en lieu et place d’un sprechgesang digne de ce nom, l’artiste se livre à une débauche de mimiques et de sonorités évoquant la folie douce d’une femme un peu enfantine, bien plutôt que l’amertume et le caractère halluciné suggéré par les poèmes d’Albert Giraud traduits en allemand. Le caractère blafard de l’œuvre est ici entièrement absent. La violence également, si ce n’est une sorte de trépignement névrotique du personnage, qui nous a semblés trahir l’essence de l’œuvre de Schoenberg.
Tout cela étant dit, Patricia Kopatchinskaja révèle dans cette séquence de la soirée un talent théâtral évident, une mobilité et presque un sens de l’acrobatie, une capacité à se montrer sous un jour parfaitement excentrique, déjanté, humoristique, qui sont de toute évidence des qualités bien exploitables au théâtre. Mais pas dans Pierrot lunaire qui à notre sens n’en demande pas tant et n’a surtout rien à y gagner !
Hommage à Luboš Fišer
La troisième soirée, récital de Patricia Kopatchinsaja en compagnie de Joonas Ahonen a permis (du moins pour les auditeurs non tchèques) de découvrir l’œuvre de Luboš Fišer, qui fait partie des plus importants musiciens tchèques du XXe siècle (auquel Beethoven faisait écho). Influencé dans les années 60 (il a vingt-cinq ans) par les avant-gardes européennes, il trouvera ensuite son propre style, libre de tout dogme. Auteur entre autres de huit sonates pour piano, véritable réservoir d’invention instrumentale, harmonique et rythmique, Luboš Fišer est aussi l’auteur d’un corpus de musique de chambre assez imposant. Le concert du 18 mai a donc permis d’écouter un programme très représentatif de son style : la Sonate pour violon solo « In Memoriam Terezín », du nom de ce camp d’internement nazi dans la ville de Theresienstadt, qui vit le déploiement d’une machine à broyer les artistes juifs, sous couvert de favoriser leur créativité... Suivront la Sonate op. 30 n° 3 de Beethoven, la Sonate pour violon et piano dite « Ruce » (« Mains") de Luboš Fišer, sa Sonate n° 3 pour piano solo, enfin la Sonate op. 23 pour violon et piano de Beethoven.
Les trois caractères les plus évidents de la musique de Luboš Fišer, telle que l’on peut du moins la percevoir à travers les œuvres programmées lors de cette soirée, sont la densité harmonique, allant parfois jusqu’à une sorte de royale cacophonie assumée comme telle, l’intensité de la violence (y compris dans le jeu instrumental : succession rapide pour le piano d’accords plaqués dans une nuance allant parfois au-delà du fortissimo, grands sauts d’intervalle pour le violon contraignant l’interprète à ce qui relève d’une sorte d’acrobatie) et la mélancolie. On a pu ainsi se faire une image assez précise de l’esthétique de ce musicien : expressionisme, modernisme à la Stockhausen de l’écriture de piano (on pense à certains des Klavierstücke du compositeur allemand...), influence du foklore judaïque, fusion des styles.
Le pianiste Joonas Ahonen, dont avait déjà pu apprécier l’immense talent lors des deux soirées précédentes, s’y révèle éblouissant d’invention sonore et de maîtrise technique. Son jeu, pourtant, ne semble jamais narcissique, ni démonstratif. L’artiste, au contraire, se présente avec toute la finesse et l’élégance d’un maître de l’ombre, n’imposant jamais son personnage au détriment des œuvres qu’il interprète, mais leur donnant au contraire toute leur ampleur poétique, onirique, hallucinée, par un jeu concentré, intensément expressif. Un maître pour faire écho à cette artiste d’exception qu’est Patricia Kopatchinskaja.
Photo : Patricia Kopatchinskaja (crédit Petra Hajská)
Festival musical international de Printemps de Prague, soirées des 16, 17 et 18 mai 2025. Salle Dvořák du Rudolfinum de Prague.
16 mai : Temps et éternité. Œuvres de Zorn, Hartmann, Sygietyński, Machaut, Martin, Bach, Fišer. Patricia Kopatchinskaja (conception, violon et direction). Camerata Bern, Markus Güdel (lumières), Wieslam Pipczynski (accordéon), Beara Würsten, Sarah Würsten, Monika Würsten (voix).
17 mai : Pierrot lunaire. Œuvres de Stravinsky, Milhaud, Bartók et Schoenberg. Patricia Kopatchinskaja (violon et récitante), Meesun Jong Coleman (violon et alto), Júlia Gállego (flûte), Reto Bieri (clarinette), Thomas Kaufmann (violoncelle) et Joonas Ahonen (piano).
18 mai : Hommage à Luboš Fišer. Œuvres de Fišer et Beethoven. Patricia Kopatchinskaja (violon) et Joonas Ahonen (piano).



