Paris – Opéra Comique jusqu’au 3 juin 2013
MÂROUF, SAVETIER DU CAIRE de Henri Rabaud
Les délices au miel d’une turquerie à la française
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- 29 mai 2013
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L’opéra-comique le plus joué sur les scènes lyriques de France durant près d’un demi-siècle retrouve enfin son bercail, la scène de cet Opéra Comique parisien où il fut créé le 15 mai 1914. C’est une friandise au goût d’Orient, une sorte de baklava arrosée de poil à gratter.
On n’avait plus vu à Paris Mârouf, savetier du Caire d’Henri Rabaud depuis des années. Jérôme Deschamps le remet sur son orbite de machine à faire rire et le rire est au rendez-vous. Mise en scène loufoque, costumes délirants de drôlerie, décors de bazar kitsch, interprètes taillés sur mesure et un Orchestre philharmonique de Radio France au diapason de l’humour sous la férule précise et enjouée de son chef Alain Altinoglu.
« Pauvre Mârouf ! » : ce leitmotiv qui revient de scène en scène comme un soupir résume assez bien le destin de cette œuvre qui avait tout pour plaire mais qui depuis la fin de la deuxième guerre mondiale s’était faite bien discrète. Hormis dans quelques productions régionales, le doux gâteau au miel n’était plus consommé. Henri Rabaud (1876-1949) son compositeur en tira le sujet dans l’un des derniers contes de Mille et une nuits dont une nouvelle traduction de Mardrus venait de paraître en 1904. Le succès fut immédiat et dura jusqu’aux années 45/46. Durant l’Occupation Rabaud s’était distingué de façon étrangement empressée auprès de la Propaganda Staffel des nazis, comme il est rappelé dans sa biographie en page 32 du programme.
« … en octobre 1940 alors que le gouvernement de Vichy réfléchit au statut des Juifs sous le régime de l’Occupation, Henri Rabaud communique spontanément aux autorités nazies les noms des enseignants puis des étudiants juifs du Conservatoire. Ce geste précipite leur radiation mais Rabaud n’en subit pas les conséquences prenant sa retraite en avril 1941. Il fait déjà partie du Comité Cortot et prend alors la présidence du Comité professionnel des auteurs dramatiques, compositeurs et éditeurs de musique créé par Vichy et qui sera liquidé en 1944… »
Il ne fut pas inquiété. Etrange fin de vie et de carrière pourtant puisqu’il mit en musique en 1947 Martine, une pièce de Jean-Jacques Bernard qui avait été interné à Compiègne par les nazis tandis que Tristan Bernard, son père, échappait de justesse à la déportation grâce à l’intervention de Sacha Guitry.
Il fut dès lors plus délicat de jouer sa musique. Une belle musique de style néo-classique, parfois taxée d’académisme mais qui, imprégnée des sons et des couleurs de ses contemporains en extrait à sa façon une brillante synthèse. Wagner, qu’il repoussait, y laisse des traces – des leitmotivs jalonnent la partition de Mârouf -, Saint-Saëns, Charpentier, Debussy, Ravel, Dukas, Rimski Korsakov se retrouvent par bribes, parfois même par citations. Il tourne le dos aux nouvelles théories de Schönberg, et veut prouver qu’on peut du neuf sans lui. A la fois raffinée et complexe la partition de Mârouf s’enjolive de bouffées subtiles d’orientalisme.
Le « pauvre Mârouf » est bien servi. Rabaud avec son librettiste Lucien Nepoty en fit le pivot d’aventures où le merveilleux et la parodie se serrent les coudes, comme dans un conte pour enfants. Le texte volontairement naïf et suranné y contribue. C’est l’histoire d’un « bluff » -. Le mot, tiré de l’anglais – viendrait de là -. Savetier sans le sou, en mal de babouches à réparer, harcelé par une épouse qu’il désigne comme « calamiteuse », Mârouf, injustement bastonné finit par prendre la fuite sur un bateau. Qui fait naufrage. Le voilà échoué sur l’île d’un puissant sultan où le recueille Ali, un riche marchand qui se révèle un copain d’enfance. Celui-ci va le pousser à bâtir une fable selon laquelle il serait un riche commerçant dont la somptueuse caravane serait en marche vers le palais. Le sultan a de pressants besoins, ses caisses sont vides, il décide aussitôt de marier Mârouf avec sa fille pour se sortir de sa mauvaise passe, malgré les mises en garde de son méfiant Vizir. Coup de foudre réciproque des nouveaux époux… Mârouf révèle la supercherie à sa chérie. Fuite des amants mais rencontre bienheureuse avec un fellah magicien qui leur ouvre un trésor. La caravane est constituée pour de vrai, le sultan est tout content et le Vizir est bastonné….
Les décors à géométrie variable d’Olivia Fercioni, sont faits de murailles blanches ou sable, percées de lucarnes où s’inscrivent des faciès voyeurs et rigolards, d’acte en acte ils grandissent ou rapetissent selon les humeurs, se garnissent de mobilier façon Ikea, trône ou canapé de harem. Jusqu’à un Sphinx géant sur toile peinte qui, en conclusion, veille sur la parodie. Les costumes de carnaval exotique de Vanessa Sannino rivalisent de drapés multicolores et de folie comme celle de la robe gonflante de la princesse , mais la bouffonnerie la plus délurée se niche sur les couvre-chefs, toque de pâtissier géante surmontée de pommes écarlates, turbans monumentaux garnis d’aubergines, de carottes, de bouilloires, de pots de fleurs, de muezzin portable ou de bestiaux comme cette tête de renard juchée sur le crâne du suspicieux Vizir. Des ânes danseurs contorsionnistes à la langue pendue sont irrésistibles, d’autres bêtes leur tiennent compagnie, des chevaux, des chameaux. Des danseurs et danseuses transformés en lianes vertes se livrent à un ballet rocambolesque chorégraphié par la Compagnie Peeping Tom.
La direction d’Alain Altinoglu à la tête du Philharmonique de Radio France remporte toutes les palmes. La musique de Rabaud, sorte de patchwork hétérogène – en quelque sorte un souk de sonorités foisonnantes, - exige une maîtrise puissamment contrôlée qu’Altinoglu domine avec précision et légèreté tout à la fois. Jusqu’à apprivoiser l’acoustique piégeuse de la fosse, ce qui en soit est déjà un tour de force. Les chœurs Accentus y font écho en ligne droite.
Tout fonctionne en enchainements fringants sur un rythme et une direction d’acteurs orchestrés avec malice par Jérôme Deschamps.
Jean-Bastien Bou qui fut récemment à Lyon et dans un tout autre registre l’émouvant Claude de l’opéra éponyme de Thierry Escaich et Robert Badinter, s’affirme comme l’un des plus brillants barytons de sa génération. Il est Mârouf en timbre direct, généreux, coloré, en jeu délié, le corps souple, la mine en alerte. Nathalie Manfrino est délicieuse à voir et à entendre en princesse Saamcheddine, aigus lumineux, émission claire, La basse Nicolas Courjal campe un Sultan patapouf à souhait, Franck Leguérinel joue avec exubérance au Vizir espion, Doris Lamprecht, mezzo soprano aux riches ressources, transforme Fattoumah, l’épouse acariâtre du pauvre Mârouf, en mégère hystérique aux aigus enflammés. Frédéric Gonçalvès, Christophe Mortagne, Luc Bertin-Hugault et les cinq pensionnaires de l’Académie de l’Opéra Comique complètent avec panache la distribution.
Le final tout de folie et poésie crée une sorte de passerelle tacite entre Les Deschiens de Deschamps et le Grand Magic Circus de Savary. D’un Jérôme à l’autre, dans cette même salle, a soufflé en filigrane une petite brise de nostalgie.
Mârouf, savetier du Caire d’Henri Rabaud, livret de Lucien Nepoty d’après un conte des Mille et une nuits. Orchestre philharmonique de Radio France, direction Alain Altinoglu, chœurs Accentus, chef de chœur Christophe Grapperon, mise en scène Jérôme Deschamps, chorégraphie Compagnie Peeping Tom, décors Olivia Fercioni, costumes Vanessa Sannino, lumières Marie-Christine Soma. Avec Jean-Sébastien Bou, Nathalie Manfrino, Nicolas Courjal, Franck Leguérinel, Frédéric Goncalvès, Doris Lamprecht, Christophe Mortagne, Luc Bertin-Hugault, Geoffroy Buffière, Olivier Déjean, Patrick Kabongo Mubenga, Ronan Debois, Safir Behloul .
Partenaire associé à la production : Palazzetto Bru Zane, centre de musique romantique française.
Opéras Comique, les 25, 27, 29, 31 mai et 3 juin à 20h – le 2 juin à 15h.
0825 01 01 23 – www.opera-comique.com
Photos Pierre Grosbois