Opéra National de Paris - Palais Garnier jusqu’au 6 mai 2008

Le Prisonnier de Luigi Dallapiccola précédé de l’Ode à Napoléon d’Arnold Schoenberg

Contre tous les fascismes, un spectacle qui met la mémoire en ébullition

Le Prisonnier de Luigi Dallapiccola précédé de l'Ode à Napoléon d'Arnold Schoenberg

Il est des spectacles dont la portée va au-delà de leur expression artistique. Le Prisonnier de Luigi Dallapiccola, tout comme l’Ode à Napoléon d’Arnold Schoenberg font partie de ces œuvres de révolte qui agissent comme des avertissements. « Le ventre est encore fécond d’où est sortie la bête immonde », prédisait Bertolt Brecht. A voir et à entendre les deux pièces qui viennent d’être mises à l’affiche de l’Opéra National de Paris, à mesurer l’écho qu’elles trouvent encore et toujours dans le monde d’aujourd’hui, on ne peut que lui donner, tristement, raison. Quand leur réalisation scénique et leur interprétation tant dramatique que musicale atteint un certain degré d’excellence, le choc est assuré. Le Palais Garnier ces jours-ci met la mémoire en ébullition.

Luigi Dallapiccola (1904-1975) composa son Prigionieri dans les années qui suivirent la fin de la deuxième guerre mondiale en réaction aux barbaries nazies. Il avait auparavant déjà fait acte de résistance avec des Canti prigiona qui dès 1938 dénonçaient les aberrations racistes des fascismes allemands et italiens. Arnold Schoenberg, réfugié aux Etats Unis, composa son Ode à Napoléon en 1942 en réaction également aux violences criminelles qui ébranlaient le monde. Tous deux s’appuyèrent sur des textes de poètes d’un autre siècle : Dallapiccola prit pour thème la révolte des Flandres contre l’oppresseur espagnol au temps de Philippe II, telle qu’elle est évoquée dans une nouvelle de Villiers de L’Isle Adam, La Torture par l’espérance, et dans La Légende de Till Uylenspiegel de Charles de Coster. Schoenberg adapta un poème anglais que Lord Byron écrivit au lendemain de l’abdication de Napoléon en 1814, dénonçant avec virulence les folies des tyrannies conquérantes.

Un mélange d’étoile de David et de triangle rose

Ode à Napoléon - Dale Duesing (récitant)

Ode musicale pour récitant, piano et quatuor, ce bref (une quinzaine de minutes) interlude se veut à la fois cri de révolte et message d’espoir. Le texte est repris et recomposé sur les principes du « sprechgesang », où le parlé et le chanté s’interpénètrent. Le piano et les cordes des violons, alto et violoncelle, le commentent avec une sorte de rage contenue. A Garnier, les instrumentistes sont sur scène côté cour devant un rideau écarlate. A jardin, dans sa loge d’artiste, le baryton américain Dale Duesing se transforme à vue, passant de la figure d’une Marlène Dietrich de caf’conc’ en perruque blonde, haut de forme et porte jarretelles au pyjama rayé des prisonniers, stigmatisé à hauteur de cœur par un mélange d’étoile de David et de triangle rose. Diction exemplaire et parfaite musicalité, Dale Duesing, joue, chante et dit les déchirures avec une intensité qui vrille l’âme.

La mauvaise graine des hommes qui sévit pour l’éternité

Le Prisonnier lui succède dans une vision d’apocalypse humanitaire, une tour géante, tour de Babel de ferrailles qui pivote sur elle-même, ses volées d’escaliers en spirales et ses barreaux qui laissent entrevoir son enfer : un chœur d’hommes torturés, un prisonnier pendu par les pieds qui sert de punching ball aux gardiens sadiques, d’autres traînés en laisse comme des chiens… C’était hier, c’est aujourd’hui, les bûchers de l’Inquisition ou les geôles d’Abou Ghraib, la mauvaise graine des hommes qui sévit pour l’éternité. Mais ce n’est pas le pire. Le message, la leçon – comment en définir le sens ? – va au-delà de la cruauté et du cynisme. Ici le prisonnier est doublement pris en otage par son geôlier qui l’appelle « frère », lui fait croire que la guerre va finir et que la liberté se trouve enfin à portée d’évasion. Les portes sont ouvertes, l’espoir de la vie renaît… Mais au terme de la fuite, le même geôlier, redevenu Inquisiteur, cueille le candidat à la vie et lui donne la mort en offrande. L’espoir comme ultime torture, on ne saurait porter plus loin le désespoir.

Costumes intemporels de misère universelle

Le Prisonnier - Evgeny Nikitin (Il Prigioniero) et Rosalind Plowright (La Madre)

Il y avait longtemps qu’on n’avait plus vu à Paris le travail du metteur en scène espagnol Lluis Pasqual qui dirigea pendant six ans l’Odéon-Théâtre de l’Europe au début des années 90 où ses réalisations laissèrent quelques belles empreintes. Dans cette prison mobile, à ciel ouvert, qui tourne sur son enfermement, il crée des images fortes et assure une remarquable direction d’acteurs. Evgeny Nikitin, ex-pensionnaire du théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, baryton au timbre de feu, chante et joue un Prisonnier halluciné, Chris Merritt se fait tour à tour geôlier et inquisiteur, faux frère et vrai bourreau, blindé de toute émotion, tandis que Rosalind Plowright ouvre le cauchemar en mère suppliciée d’inquiétude et de chagrin . Costumes intemporels de misère universelle, seule la dernière scène – la mise à mort – s’ancre dans les réalités d’aujourd’hui, quand l’Inquisiteur devient le médecin qui injecte une dose létale à sa victime.

Sous la direction précise, quasi méticuleuse de Lothar Zagrosek l’orchestre de l’opéra fait flamber cette partition où la violence du langage dodécaphonique hérité de l’Ecole de Vienne, avec ses percussions haletantes et sa cloche gantoise annonciatrice de débâcle, alterne avec la tonalité rêveuse des cordes qui pleurent sur des mélodies perdues.

Le Prisonnier de Luigi Dallapiccola et Ode à Napoléon d’Arnold Schoenberg. Orchestre de l’Opéra National de Paris, direction Lothar Zagrosek, mises en scène Lluis Pasqual, décors Paco Azorin, costumes Isidre Prunès, lumières Albert Faura. Avec Dale Duesing et les solistes Frédéric Laroque, Vanessa Jean, Laurent Verney, Martine Bailly et Christine Lagniel pour l’Ode à Napoléon, Rosalind Plowright, Evgeny Nikitin, Chris Merritt, Johan Weigel, Bartiomiej Misiuda pour Le Prisonnier.
Opéra de Paris – Palais Garnier : les 10, 15 17, 21, 27,29 avril et 6 mai –
08 92 89 90 90 – www.operadeparis.fr

Crédit : F. Toulet/ Opéra national de Paris

A propos de l'auteur
Caroline Alexander
Caroline Alexander

Née dans des années de tourmente, réussit à échapper au pire, et, sur cette lancée continua à avancer en se faufilant entre les gouttes des orages. Par prudence sa famille la destinait à une carrière dans la confection pour dames. Par cabotinage, elle...

Voir la fiche complète de l'auteur

Laisser un message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

S'inscrire à notre lettre d'information
Commentaires récents
Articles récents
Facebook