La Ronde d’Arthur Schnitzler
La bonne société viennoise en rut
La Ronde, est-ce une fête colorée de la vie sensuelle ou le cycle noir de la trahison ? La mise en scène de la pièce d’Arthur Schnitzler – un auteur sacrément audacieux en 1897, même à Vienne, mais il ne put faire jouer son texte qu’en 1920 – doit choisir entre ces pôles, le second étant plus en vogue ces derniers temps. Jean-Paul Tribout, avec ce nouveau spectacle, essaie de maintenir ces deux caps à la fois. Il y parvient, même si ce n’est pas la version la plus unie, la plus fluide que l’on ait pu voir. Le schéma de l’œuvre est connu : à la première scène, un homme fait l’amour avec une femme (en l’occurrence, c’est un soldat qui profite de la naïveté d’une trop gentille prostituée) ; ) la scène suivante, l’homme séduit sans complexe une autre femme, laquelle ne va pas tarder à se laisser prendre par un autre homme ou à le prendre elle-même. Et ainsi de suite, en traversant les classes sociales, puisque la femme du monde, l’actrice, le comte, l’officier ne sont pas moins avides de plaisir que la grisette ou la soubrette.
Sur un décor d’Anne Tribout en forme de cercle, où des encadrement mobiles permettent de créer des alcôves ou des recoins au rythme urgent des libidos, Jean-Paul Tribout – il ne s’en cache pas – se souvient des transfigurations qu’opéra Max Ophuls Max Ophuls dans son adaptation filmée. Il y a même quelque chose de noir et blanc dans ces couleurs qui finissent toujours par céder devant une blancheur dominante. Ce choix de ne pas suivre l’œuvre mot après mot permet à Tribout de faire précéder chaque scène d’une annonce amusée, d’un propos de M. Loyal malicieux - ce qui a quand même le défaut d’annuler l’enchaînement immédiat d’une étreinte à l’autre et conduit, sans doute aussi pour une raison de distribution (un des acteurs qui jouent deux rôles n’aurait pas le temps de revenir dans l’organisation finale des tableaux prévue par l’auteur) de supprimer la dernière scène qui ferme la boucle. Même le metteur en scène cède à l’infidélité, mais il n’est infidèle que sur cet aspect secondaire de la structure. Sa façon d’être égrillard, d’évoquer le coït à chaque aboutissement de la fureur sexuelle d’une humanité élégante en rut, peut évoquer les dessins gaillards d’une époque grisée par sa légèreté. Mais la façon dont la chorégraphie des jambes en l’air se répète a, en fait, quelque chose d’une mécanique terrible, d’une allégresse qui se dément d’elle-même par sa répétition et sa violence carnivore : on rit jaune, on rit noir. C’est bien du vrai Schnitzler, qui, devant ses écrits, devait être un rieur effaré.
Les acteurs mènent la ronde de façon tout à fait intense, composant tous des personnages saisis, noyés, obnubilés par le désir et son égoïsme impérieux, jamais dans la distance ou le clin d’oeil. Seuls à transgresser ce registre, Caroline Maillard, étonnante, fait sentir le désarroi, la tristesse, dans une grande beauté de l’émotion, et Jean-Paul Tribout, qui incarne l’auteur dramatique emporté dans sa propre danse, joue avec gourmandise un mondain comme une charmante espèce en voie de disparition. Marie-Christine Letort trace une série de lignes souples et heurtées pour donner une vie pleine et trouble à une mondaine partagée entre l’apparence sociale et la réalité de la sensualité. Laurent Richard projette sur son rôle de grand bourgeois une image drue, nette et forte : le dessin de toute une vie altière et mensongère. Claire Mirande sait jouer double jeu dans un rôle d’actrice et porte cette dualité jusqu’à l’incandescence comique. Xavier Simonin a l’art du retrait, du silence, du mystère. Léa Dauvergne et Florent Favier complètent avec une jolie présence de fausse innocence cette distribution. Au synthétiseur Alexandre Zerki imagine efficacement des variations fin de siècle. La chair n’est pas triste, comme l’affirmait le frileux Mallarmé, mais sa représentation, si juste ici, se fait sur deux faces, voluptueuse et assombrie.
La Ronde d’Arthur Schnitzler, adaptation et mise en scène de Jean-Paul Tribout, décors d’Anne Tribout, costumes de Sonia Bosc, lumières de Philippe Lacombe, avec Léa Dauvergne, Marie-Christine Letort, Caroline Maillard, Claire Mirande, Forent Favier, Laurent Richard, Xavier Simonin, Jean-Paul Tribout et Alexandre Zerki (musicien).
Théâtre 14, tél. : 01 45 45 49 77, jusqu’au 31 décembre. (Durée : 1 h 45).
Photo Laurencine Lot.