La Dispute ou Marivaux à l’Opéra

A La Monnaie de Bruxelles vient de voir le jour le nouvel opéra de Benoît Mernier, brillant et frustrant à la fois : La Dispute.

La Dispute ou Marivaux à l'Opéra

Après Frühlings Erwachen (L’Éveil du printemps, 2007), son premier ouvrage lyrique, commandé lui aussi par La Monnaie, Benoît Mernier nous offre un opéra en français inspiré de La Dispute de Marivaux, les librettistes ayant étoffé l’intrigue de quelques scènes puisées dans d’autres pièces du même auteur.

L’intrigue est à la fois édifiante et cruelle. Le dieu de l’adoration constante (Amour) et celui de l’amour libertin (Cupidon) sont en pleine dispute (au sens de disputatio, débat) : qui, de l’homme ou de la femme, est le plus prompt à l’infidélité ? A l’occasion d’une dispute (cette fois au sens de querelle) entre un Prince et sa fiancée Hermiane, ils se travestissent et imaginent un stratagème : deux filles et deux garçons parvenus à l’adolescence, mais élevés chacun séparément, loin du monde, vont faire connaissance avec leur reflet, avec l’autre, et découvrir du même coup l’émoi amoureux. Oui mais l’une des deux jeunes filles rencontrera plus tard l’autre garçon. Désirs, promesses, trahisons, confusions. A la fin, la question posée ne trouvera pas sa réponse : Cupidon et Amour feront la paix. Provisoirement.

Plus d’un opéra du répertoire a pour sujet la mise à l’épreuve de l’amour, de Cosi fan tutte de Mozart au Songe d’une nuit d’été de Britten : le quatuor des caractères et des voix est la donne idéale pour manipuler les corps et les sentiments. Mais il s’agit ici de retrouver aussi l’une des obsessions du XVIIIe siècle : celle de l’innocence perdue, que le frottement avec la société met en péril. L’homme est-il un bon sauvage ? Un être de passion, de raison ? L’amour est-il un instinct, une expression du corps, de l’esprit ? La femme est-elle jalouse par nature alors que l’homme serait prompt à l’amitié ?

Où est le siège des passions ?

La mise en scène d’Ursel et Karl-Ernst Herrmann (ce dernier signant également les costumes, cependant que la première, avec la collaboration de Joël Lauwers, est le co-auteur du livret) traite ces questions avec une grave légèreté. Elle se déroule dans un espace clos : un jardin nocturne au centre duquel s’élabore une espèce de cube dans lequel évolueront les quatre personnages qui ont grandi à l’état de nature. On est touché par la manière dont les adolescents rient, sautent, se touchent comme de petits animaux qui appréhendent peu à peu leur condition humaine.

Contrairement à Philippe Fénelon qui, dans La Cerisaie (au Palais Garnier, en 2012), s’était laissé vampiriser par la petite musique de Tchekhov, contrairement aussi à Georges Aperghis avec ses sinistres Boulingrin, d’après Courteline, créés à l’Opéra Comique en 2010, Benoît Mernier a pris la décision de mener le jeu. Il le fait avec lyrisme, parie sur le chant, les duos, les ensembles, ose la séduction, ne souligne jamais les effets. Son orchestre (finement dirigé par Patrick Davin) est présent, nuancé, incisif, ne couvre jamais les voix et se réserve quelques interludes qui ne sombrent jamais dans la démonstration. Cette musique fait aussi appel aux souvenirs du spectateur, avec par exemple ce duo enrichi d’ornements, entre le Prince et Hermiane, inspiré de Byrd et Couperin. L’arrivée d’Églé (Julie Mathevet) se fait sur une brève phrase de flûte et fait chanter l’émerveillement : encore un peu et on se croirait dans Daphnis et Chloé ou dans L’Enfant et les sortilèges ! Mais l’ensemble n’a jamais l’allure d’un exercice de style. L’ironie s’exprime par rapport aux situations et aux personnages et non pas vis-à-vis du genre de l’opéra lui-même.

L’éternelle dispute des mots et de la musique

Mais si l’on passe volontiers du chant au mélodrame (superposition de la voix parlée sur la trame orchestrale), on éprouve un tout autre sentiment quand la musique se tait et que le théâtre prend la parole. Un seul rôle entièrement parlé (Katelijne Verbeke, Cupidon déguisé en Mesrou, l’un des deux précepteurs) aurait pu créer un effet de contraste. Mais faire parler aussi les chanteurs, souvent, trop longtemps, interrompt l’enchantement. Il y a danger, bien sûr, à mettre en musique une pièce dont les ressorts sont moins dramatiques que psychologiques, dont chaque mot a son poids de sens et d’ambiguïté. Une pièce dont chaque réplique est un méandre et qui répugne aux ficelles et aux coups de théâtre. Mais faire taire la musique, ici, ressemble plus à une facilité, voire à un renoncement, qu’à un choix musical. Est-ce timidité devant la puissance insaisissable des mots de Marivaux ? De plus, quand les chanteurs parlent, étrangement, leurs voix sont nimbées d’un très léger halo comme si elles étaient tout à coup amplifiées.

Ce qui n’empêche pas la distribution d’être fort bien choisie. Les quatre innocents découvrent la vie avec un mélange de candeur et de rouerie fort bien traduit par Julie Mathevet mais aussi Albane Carrère, Cyrille Dubois et Guillaume Andrieux. Stéphane Degout (le Prince) et Stéphanie d’Oustrac (Hermiane) forment un duo d’une superbe élégance vocale et scénique. Quant à Dominique Visse, il chante trop peu et se parodie lui-même dans le rôle d’Amour travesti en Carise.

L’affiche de cette Dispute représente un œuf en train de se fendre au moment où va sortir le poussin : elle est à l’image de la naissance de ce bel opéra qui aurait pu pousser un peu plus loin les fragments de la coquille (Marivaux !) qui l’embarrassent encore.

Commentaire sur le commentaire

Un mot sur la manière dont sont présentés aujourd’hui les opéras. Dans une introduction proposée au public avant la représentation, la conférencière (excellente, par ailleurs) prévient : « Si vous êtes effrayés par les dissonances de la musique contemporaine, cet opéra est fait pour vous », etc. Or, il n’y a de dissonance que dans le cadre d’un système tonal, qui justement permet au jeu des consonances et des dissonances de dire la paix, le malaise, la tension, etc. C’est dire combien sont aujourd’hui perdus les repères et combien le mésusage d’un mot-épouvantail peut être appelé à la rescousse pour réconcilier le public avec la musique qu’on appelle contemporaine.

Par ailleurs, dans le programme de salle (très soigné, comme toujours à La Monnaie), on retrouve cette obsession qui consiste à parler à tout bout de champ de « modernité », comme si un opéra (ou une pièce, ou un livre, etc.) devait être moderne alors qu’on demande à l’art, précisément, de nous extraire de notre époque. Sous la plume de Françoise Rubellin, par exemple : (Marivaux) « utilise le langage au service de l’investigation psychologique et sociale, d’une manière qui fait aujourd’hui son actualité et sa modernité ». Mais ce qui est moderne aujourd’hui sera démodé demain ! Et la force de Marivaux, précisément, n’est pas son actualité mais le fait qu’il transcende toutes les époques !

photo Bernd Uhlig

Benoît Mernier : La Dispute (commande du Théâtre royal de La Monnaie, création mondiale). Livret d’Ursel Herrmann et Joël Lauwers d’après Marivaux, direction musicale de Patrick Davin, mise en scène d’Ursel et Karl-Ernst Herrmann, décors, costumes et lumières de Karl-Ernst Herrmann. Avec Stéphane Degout, Stéphanie d’Oustrac, Julie Mathevet, Albane Carrère, Cyrille Dubois, Guillaume Andrieux, Katelijne Verbeke, Dominique Visse. Prochaines représentations les 16 et 19 mars (www.lamonnaie.be).

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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