Fausto sans copie

On n’avait pas entendu le Fausto de Louise Bertin depuis 1831. Le revoici.

Fausto sans copie

TOUS LES MÉLOMANES UN PEU AVISÉS savent que Louise Bertin (1805-1877), fille de François Bertin, propriétaire du Journal des débats (et immortalisé par un célèbre tableau d’Ingres), est la compositrice de La Esmeralda, opéra sur un piètre livret de Victor Hugo, créé à l’Académie royale de musique en 1836 avec la grande Cornélie Falcon dans le rôle-titre. Les opéras précédents composés par Louise Bertin, en revanche, sont fort peu connus, et notamment ce Fausto qui fut créé au Théâtre-Italien en 1831. Qui dit Théâtre-Italien dit nécessairement répertoire en italien, et c’est en italien que fut traduit par Luigi Balocchi le livret qu’avait elle-même rédigé la compositrice, tâche extrêmement rare à cette époque : il faudra attendre Berlioz et Wagner pour que des musiciens se chargent d’écrire eux-mêmes les livrets qu’ils utiliseront dans leurs partitions.

Soutenue, il est vrai, par la position du Journal des débats, qui était l’organe quasiment officiel de la Monarchie de Juillet, Louise Bertin est une personnalité entreprenante, dont l’activité n’a jamais été ralentie malgré la maladie qui l’obligeait à se déplacer avec des béquilles. Son talent de musicienne est-il toutefois à la hauteur de son audace ? La Esmeralda nous avait laissé de bons souvenirs ; le Fausto qu’a ressuscité le Palazzetto Bru Zane nous laisse en partie sur notre faim, une fois qu’on a goûté à l’idée stimulante de faire chanter le rôle de Faust par une voix de femme. Louise Bertin y reprend les principaux épisodes du Premier Faust de Goethe, à cette différence près que Faust rencontre Marguerite dès avant l’arrivée de Méphistophélès et demande au Malin le pouvoir de séduire la jeune fille dont il vient de s’éprendre. On traverse ainsi plusieurs situations qu’on retrouvera plus tard dans La Damnation de Faust de Berlioz ou dans le Faust de Gounod. Mais la partition, dans laquelle on trouve des souvenirs de Rossini aussi bien que de Weber et de quelques autres, hésite entre différents genres (ce que Berlioz, dans ses Mémoires, désigne par le mot indécision) au lieu de choisir d’être irréductiblement singulière, et pèche surtout par défaut d’inspiration.

Le tam-tam définitif

Certes, à l’âge de vingt-six ans Louise Bertin a déjà du métier (et on n’oubliera pas que dès 1826, dans un salon parisien, elle avait fait entendre une Ultima scena di Fausto). Certes, elle sait écrire pour les voix, elle connaît l’art de l’instrumentation, la construction d’un opéra n’a pas de secret pour elle. Mais l’ensemble de Fausto n’est pas habité par une grande invention mélodique ou harmonique. Après une ouverture prometteuse, les pages martiales alternent avec les moments alanguis, tel cet air de Margarita accompagné par un hautbois solo, qui ne s’envole jamais. Un duo comique entre Mefistofele et Catarina, plus ou moins inspiré de Rossini, nous réveille tout à coup, et les deux derniers actes captivent davantage par une tension qui manquait cruellement aux deux précédents. On apprécie la scène qui oppose Margarita aux six voisines, on aime l’air agité de Fausto « O fier tormento rio  », on est surpris par la toute fin de l’opéra : un simple coup de tam-tam figurant la damnation éternelle du héros, au lieu du chœur convenu et de l’inévitable cadence qu’on aurait pu attendre.

Fausto reste une partition entre deux eaux. Louise Bertin l’a conçue pour un ensemble de solistes, un vaste chœur et un orchestre fourni (avec trombones et percussions). Oui mais pourquoi faire entendre un clavecin à l’occasion de quelques rares récitatifs secco ? Est-ce pour nous rappeler que nous sommes aux Italiens ? Il y a d’autres moyens pour y parvenir. Ainsi, au troisième acte, alors qu’on est prêt à déplorer, malgré la présence monumentale de Mefistofele, que les rôles masculins font défaut, voici qu’arrive Valentino, le frère de Margarita, qui entame un air de ténor claironnant, lequel change tout à coup l’ambiance : nous voilà soudain à Naples ou à Milan !

Où est le feu ?

Pour sa renaissance au Théâtre des Champs-Élysées, Fausto a bénéficié des meilleures conditions : le Chœur de la radio flamande, les Talens lyriques de Christophe Rousset, qui n’hésite pas à jouer des contrastes et de la dynamique, et une équipe de solistes de premier plan. Karine Deshayes chante le rôle travesti de Fausto avec un engagement et un lyrisme de chaque instant ; Ante Jerkunica est un Mefistofele marmoréen, sarcastique avec intelligence ; Marie Gautrot est sa complice parfaite dans le rôle bref et goguenard de Catarina ; Nico Darmanin apporte avec lui toute l’Italie dans l’air du III qu’on a cité, cependant que Diana Axentii et Thibault de Damas donne chacun la vie à deux petits personnages essentiels au déroulement de l’action. Seule Karina Gauvin est en retrait, comme si elle découvrait sa partition et se refusait à faire siens les tourments de Margarita.

Fausto vient d’être remis à l’honneur, près de deux siècles après sa création, et il est prévu qu’un enregistrement suive ce concert. Mais Dieu, que cet opéra est peu maléfique !

Illustration : Faust et Marguerite dans le jardin (1846) par Ary Scheffer (dr)… oui mais chez Louise Bertin, Faust est chanté par une voix de femme !

Louise Bertin : Fausto. Karine Deshayes (Fausto), Karina Gauvin (Margarita), Ante Jerkunica (Mefistofele), Nico Darmanin (Valentino), Marie Gautrot (Catarina), Diana Axentii (Une sorcière, Marta), Thibault de Damas (Wagner, Un crieur) ; Chœur de la radio flamande, Les Talens Lyriques, dir. Christophe Rousset. Théâtre des Champs-Élysées, 20 juin 2023.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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