Week-end d’ouverture du festival Musica à Strasbourg
Coup de projecteur sur la scène néérlandaise
Entre souci de subversion et risque de démagogie, le festival Musica s’inaugure sur un mode résolument politique...
MUSIQUES AVENTUREUSES DES PAYS-BAS, c’est le sous-titre donné au fascicule distribué, sous le nom de « Mouvement », au public du festival Musica de Strasbourg, lors de la soirée d’ouverture, le vendredi 20 septembre au Théâtre du Maillon. Sous la devise Nord SoNore, l’éditorial de cette publication (émanant du Performing Arts Fund NL) s’inaugure par ces mots : « Club music dernier cri, avant-garde pop, musique contemporaine engagée, ainsi que la crème des arts vivants européens : petit pays ou non, l’innovation artistique incube plus que jamais aux Pays-Bas. Dans le sillon des pionniers – de l’architecture façon De Stijl à la scène new wave en passant par des producteurs électro cultes... »
Vous avez dit actuel ?
Interrompons ce discours, puisque tout est dit, d’emblée : rien que de respectable, a priori, si l’on accepte l’alliance de la création dite « contemporaine » et des musiques actuelles. C’est à vrai dire toute la question... Mais plus qu’une « simple » question esthétique, c’est à vrai dire l’esprit même de cette programmation qui interroge l’auditeur et spectateur des différents événements présentés lors du week-end d’ouverture. En deuxième page de la publication intitulée « Mouvement », une citation de Fedor Teunisse (actuel directeur artistique de deux formations historiques (Asko|Schönberg et HIIIT – ancien Slagwerk Den Haag), en gros caractères : « Un ensemble n’est pas juste là pour faire de jolis concerts. » La ligne directrice de la programmation de cette 42e édition du festival Musica choisie par son directeur, Stéphane Roth, est également le souci d’un élargissement de la sphère dite « contemporaine » à celle d’un engagement dans les questions sociales ou de politique internationale.
Commentant l’héritage de Louis Andriessen, l’un des plus importants compositeurs néerlandais des temps récents (« l’équivalent de votre Boulez », nous explique l’un des représentants présents à Strasbourg du Performing Arts Fund NDL), Fedor Teunisse précise : « Il était de la génération du baby-boom européen animée par des utopies de gauche. Avec ses amis, il se plaisait à saboter les concerts du Concertgebouw Orchestra d’Amsterdam, qu’il jugeait bourgeois en dérangeant les musiciens à l’aide d’un casse-noix en métal. [...] En composant l’un de ses opéras, Andriessen espérait, naïvement bien sûr, que les foules le chanteraient le long des canaux de la capitale. Il avait aussi écrit une pièce intitulée Workers Union (1975) que son ensemble avait exécutée en plein mouvement social. Les ouvriers l’ont détestée ! C’est toute l’ambivalence d’une telle démarche. »
Louis Andriessen et l’utopie
En écoutant les trois œuvres d’Andriessen programmées à Strasbourg lors du week-end d’ouverture, on se prend justement à réfléchir sur la portée proprement musicale de son projet politique, et plus largement sur les enjeux sonores que révèle son implication supposée dans le réel de la société... De façon très étonnante, on se rend compte que l’efficacité de sa musique et sa véritable qualité compositionnelle et dramaturgique tiennent à une forme d’humour et de fantaisie qui lui permet (fort heureusement) d’aller bien au-delà d’une simple position militante, en faisant du matériau même de ses compositions le ferment d’une invention beaucoup plus puissante par ses qualités proprement musicales que le discours politique le plus assidu... La subversion, ou du moins la force du geste, résulte en somme de l’invention musicale elle-même, non d’une position théorique affichée en amont de l’œuvre ou de son exécution... Ces qualités d’invention de la musique d’Andriessen, nous les avons surtout trouvées, à vrai dire, dans la pièce pour petit ensemble intitulée Hout (Bois) lors du concert du samedi 21 septembre à la Salle Ponnelle et dans M is for Man, Music, Mozart (1991) conjuguant la partition d’Andriessen et une fascinante vidéo que l’on doit au réalisateur britannique Peter Greenaway.
Le 20 septembre, dans la grande salle du Théâtre du Maillon, était présentée la pièce orchestrale intitulée De Staat (inexactement traduit en français par L’État de musique...) écrite, déclarait Louis Andriessen, « pour contribuer au débat sur la relation entre musique et politique ». Cette œuvre d’une quarantaine de minutes intègre un quatuor vocal chantant (en grec ancien non surtitré...) un passage de La République de Platon de nature profondément « réactionnaire » (dirait-on aujourd’hui) sur l’interdiction faite à la musique de se renouveler sous peine de bouleverser les lois fondamentales de l’État... Mais l’auditeur (qui, s’il n’a pas lu les notes de programme, n’a pas compris le texte chanté) n’en a cure : reste pour lui une pièce orchestrale ancrée dans l’héritage du minimalisme américain et, malgré une maîtrise certaine des effets que permet le minimalisme – unissons rythmiques qui se décalent progressivement, transe harmonique accompagnant la répétition d’un même accord, etc. – somme toute assez conventionnelle dans sa dramaturgie, avec un jeu systématique sur l’opposition entre continuité et rupture.
Œuvres d’intervention
Pour éclairer la programmation de la soirée d’ouverture (« œuvres d’intervention » dans le hall du Maillon pendant l’heure qui précède le concert proprement dit, proposées au public comme un ensemble de « déambulations » et « clubing music » en troisième partie de soirée), la note de programme indique ceci : « Les ensembles Asko|Schönberg et Klang, le Musiekgebouw d’Amsterdam, le festival Gaudeamus à Utrecht et Musica s’associent pour faire résonner cette œuvre [De Staat] rarement donnée en concert et à travers elle, clamer haut et fort la liberté de création au-delà du carcan patrimonial [...] en commandant à plusieurs artistes des réflexions sur De Staat. » Cette idée d’un « carcan patrimonial » pose en elle-même question. L’une des réponses a été, on le sait, la tabula rasa (table rase sur les œuvres du passé) dans les années 50 – et on en a vu les limites. Pourquoi y revenir avec autant de naïveté – et peut-être de démagogie, en faisant mine de s’adresser à un public plus large que celui qui fréquente habituellement les festivals de musique contemporaine, tout en présentant des performances d’un tel niveau d’abstraction (pour ne pas dire absconses pour certaines d’entre elles !) que seul un spectateur extrêmement cultivé, politisé, intellectuel et ouvert à toute la richesse des arts et des concepts peut s’y retrouver ?
Treize performances, fixes ou en mouvement à travers le patio du Maillon, furent ainsi présentées, dans un brouhaha tel que l’on ne pouvait, à vrai dire, nullement les appréhender ni a fortiori en saisir la substance... Il me semble que s’exprime là de façon criante la limite de tout art conceptuel : soit le concept est suffisamment simple pour permettre à l’auditeur/spectateur de le saisir dans toute son efficacité (et dans ce cas il redevient simplement de la musique ou du théâtre), soit il ne l’est pas et il en reste au stade (insuffisant pour une expérience esthétique)... du concept.
Klang & M
Le concert de l’excellent ensemble Klang présenté le samedi 21 septembre à 11h était couronné par la pièce d’Andriessen Hout datant de 1991, dont on a pu apprécier dans tout son éclat l’alliage de virtuosité compositionnelle (un contrepoint très serré de motifs et de rythmes), d’humour et de transe énergétique. Cette pièce extrêmement exigeante pour ses interprètes apparaissait ainsi comme une sorte de radicalisation et de condensé de l’œuvre-phare présentée la veille au Maillon (De Staat).
Le même jour, à 20h30 au Maillon était enfin interprété, en clôture d’un programme d’œuvres inégales, M is for man, Music, Mozart, composée aussi en 1991 par Louis Andriessen (année manifestement faste dans sa production). Fruit d’une très fructueuse collaboration avec le réalisateur Peter Greenaway, l’œuvre saisit le spectateur par la cohésion qui s’y révèle entre une partition sonore inventive et efficace et une vidéo réellement hors-norme : un danseur d’une beauté exceptionnelle, une chorégraphie de haute volée, un montage filmique relevant de l’esthétique expérimentale, un univers cinématographique conjuguant, comme souvent chez Greenaway, férocité et poésie, ironie et mélancolie, crudité et transcendance... Grand moment. Reste une question (perfide, bien sûr) : la partition d’Andriessen subsisterait-elle sans le film de Greenaway ? C’est ce que la diffusion du concert sur France Musique le 30 octobre à 20h, dans le cadre du concert du soir présenté par Arnaud Merlin, permettra de mesurer.
Photo : Thaïs Breton
42e édition du Festival Musica de Strasbourg. Week-end d’ouverture. Théâtre du Maillon, Salle Ponelle, 20 au 22 septembre 2024.