Opéra National de Lyon – jusqu’au 15 avril

Claude de Thierry Escaich et Robert Badinter, Fidelio de Beethoven, Le Prisonnier de Dallapiccolla et Erwartung de Schoenberg

Justice-Injustice : un festival en quatre opéras dont une bouleversante création mondiale

Claude de Thierry Escaich et Robert Badinter, Fidelio de Beethoven, Le Prisonnier de Dallapiccolla et Erwartung de Schoenberg

"Justice-Injustice" : le thème que Serge Dorny, directeur de l’Opéra de Lyon, a choisi pour son festival annuel lui a été inspiré par une courte nouvelle écrite par un Victor Hugo à peine trentenaire : Claude Gueux. En quelques pages, à travers une histoire simple, le futur père des Misérables dénonce l’univers carcéral et la fondamentale iniquité de la peine de mort.

Un thème cher à Robert Badinter, ancien garde des Sceaux de François Mitterrand qui réussit en 1981 à faire abolir cette peine capitale encore de mise en France et ranger enfin au musée la guillotine. Hugo-Badinter, la filiation semblait couler de source. L’ancien ministre est aussi écrivain. Dorny lui passa commande d’un livret d’opéra sur le sujet et en confia la musique au compositeur Thierry Escaich. Ainsi naquit en création mondiale Claude, opéra charnière du festival 2013 qui propose en annexe et complément Fidelio de Beethoven et deux courtes œuvres lyriques réunies en un seul spectacle, Le Prisonnier de Luigi Dallapiccola et Erwartung d’Arnold Schönberg.

Claude : une heure trente de tension frémissante

Claude Gueux a été ramené à Claude. Une heure et trente minutes de tension frémissante qui cloue le spectateur à son fauteuil. La moiteur de l’enfermement, la noirceur des instincts, la jouissance des violences et quelques pâles échappées d’espoir ou de rêve qu’un chœur invisible distille comme suspendu dans le vide : les mots et les sons atteignent leur cible.

Le texte de Badinter contourne l’original de Hugo, le dévie de sa simplicité première. A 85 ans, toujours actif, toujours militant, l’ex-ministre de la justice confère une identité politique au prisonnier. Celui-ci n’est plus un simple voleur pris en flagrant délit de rapine, mais un canut des soieries lyonnaises empoigné sur les barricades de la révolte. Les travaux forcés dans les ateliers de la prison de Clairvaux sont dès lors cadencées par les machines à tisser qui désormais se substituent à la main d’œuvre humaine, créant chômage, précarité et misère. Claude, le colosse affamé y rencontre le chétif Albin qui lui donne son pain. La tendresse filiale qui les unit chez Hugo, devient une passion amoureuse chez Badinter/Escaich. Le directeur de la prison reste enfermé dans ses certitudes et ses haines. Il isole Albin pour le séparer de Claude. Il reste sourd aux supplications de ce dernier. Claude n’en peut plus, il le tue, et, pour ce forfait, est condamné à avoir la tête tranchée. Hugo en fait un double plaidoyer, contre l’univers carcéral et contre la peine de mort, avec des mots tout simples. – « Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la, éclairez-la, moralisez-la, utilisez-la : vous n’aurez pas besoin de la couper ! » -. Badinter lui emboîte le pas avec les arguments charpentés d’un maître du barreau. Mais conserve la parole de Victor Hugo dans des extraits réservés aux chœurs.

Dès le lever de rideau la violence sourde de la musique de Thierry Escaich enrobe et emporte la situation. A 48 ans, cet ancien organiste, affirme depuis longtemps une personnalité plus éprise de tradition que d’innovation. Sa musique est résolument tonale, riche de couleurs et de contrastes. Avec Claude il signe sa première œuvre lyrique, y confirme les vertus de ses orchestrations, son souci de coller aux situations, en quelque sorte d’entrer en théâtre. Ou en cinéma. Ses envolées d’accordéon, de célesta, ses solos de clarinette, drapés de cordes, grondements d’orgue, stridences de cuivres résonnent comme autant de gros plans. Les instruments sont personnages. Les thèmes tournent, répétitifs, parfois à l’excès.

La griffe d’Olivier Py, le metteur en scène, est perceptible dès l’apparition du décor de son fidèle Pierre-André Weitz, les hauts murs de pierrailles grises tournant sur eux-mêmes semblables à ceux de la Carmen de Bizet présenté dans le même théâtre (voir WT 3360 du 2 juillet 2012). Des cellules étagées comme les niches d’une ruche infernale, un bureau dérisoirement bourgeois pour le directeur, des espaces nus où les notables se passent de mains en mains la roue symbole d’un métier à tisser. Les bagarres déchaînées, le viol collectif d’Albin, l’étalage des étreintes amoureuses font partie de la manie Py sans rien apporter ici de positif ou de nouveau. Bouleversantes sont les dernières images quand Claude, exécuté, devenu esprit, assis sur une chaise à l’avant scène, déguste ce pain tant recherché. Tutu blanc et pointes, une petite fille ballerine danse ses souvenirs tandis que tombe la neige en flocons purificateurs.

Jean-Sébastien Bou est Claude, le gueux vaillant, halluciné d’amour et de révolte. La totale maîtrise de son timbre de baryton dans cette partition complexe émerveille, son jeu où se mêlent douleur et rage, bouleverse. Pour Albin, sa jeunesse, sa part de féminité, Escaich a opté pour une tessiture de contre-ténor. Rodrigo Ferreira, malgré ses fragilités de projection, en fait passer la sensibilité blessée. Jean-Philippe Lafont possède encore suffisamment d’aplomb et de graves pour incarner l’irascible directeur. Laurent Alvaro, Rémy Mathieu, Philip Sheffield sont excellents. Tous les seconds rôles sont parfaitement à leur place, tout comme les chœurs remarquables, jusqu’aux voix off des mezzos sopranos qui chantent les poèmes et commentaires.

Jérémie Rohrer, qui fut élève de Thierry Escaich, dirige l’Orchestre de l’Opéra de Lyon avec une foi de braise. Ce spécialiste de musique ancienne, fondateur et directeur de l’ensemble "Le Cercle de l’Harmonie", lui-même compositeur, semble avoir parfaitement assimilé les carnations nocturnes d’Escaich. Elles cavalent, dévalent, soupirent et planent en osmose avec les actions, les sentiments et ressentiments. (*)

Beethoven égaré dans l’espace

Deuxième volet de la trilogie Justice-Injustice : Fidelio de Beethoven, son unique opéra. Il y a une quarantaine d’années confier des mises en scène d’opéra à des hommes de théâtre, sans culture musicale spécifique, était une nouveauté, presqu’une révolution. C’est devenu chose courante, et, dorénavant, pour innover, il faut faire appel à d’autres corps de métier. Les peintres, sculpteurs, dessinateurs, décorateur, vidéaste, sous l’appellation collective de « plasticien » pourraient prendre la relève selon certains. Ainsi l’américain Gary Hill, visionnaire connu pour ses installations et performances a été désigné pour porter l’opéra de Beethoven sur la scène de l’Opéra de Lyon. Pas pour en réaliser une mise en scène mais pour en tirer une mise « dans » l’espace… un voyage interplanétaire à bord d’un vaisseau spatial. A la question « pourquoi pas ? » on peut répliquer à la façon de Victor Hugo « Pourquoi ? ». Pourquoi surtout l’ajout de bribes de textes tirés d’un roman-poème, Aniara, de l’auteur suédois Harry Martinson, prix Nobel de littérature. Une narratrice les égrène tantôt dans un halo de lumière, à d’autres moments ils s’inscrivent sur un rideau, lestant le pauvre Fidelio d’une chape de plomb verbale poético-philosophique à laquelle on ne comprend pas grand chose. Ce qui n’allège en rien le périple imposé à Léonore-Fidelio, Rocco, Marceline, Pizarro, Florestan et consorts à travers les voies lactées diffusées en mouvements perpétuels par Gary Hill, en noir, en blanc, en gris, en brumes serties d’étoiles et de feux d’artifice. Certains effets sont de toute beauté il est vrai, mais en l’absence de direction d’acteurs – il n’y a plus de personnages mais des robots « manganisés » façon BD japonaise – l’essence même du message de ce vibrant manifeste contre l’injustice se trouve dilué. D’autant que la distribution est de qualité très moyenne (à l’exception de Nikolai Schukoff, émouvant Florestan) et que la direction de l’excellent Kazushi Ono se révèle ici étrangement à la fois brouillonne et martiale.
(**)

Schönerg-Dallapiccolla : deux quêtes d’absolu

Suite et – belle – fin de la trilogie, l’association de deux courts chefs d’œuvre des musiques du vingtième siècle : Erwartung (1924) du père de la musique sérielle Arnold Schoenberg et Il Priginiero/Le Prisonnier (1949) de Luigi Dallapiccola. Deux recherches, deux quêtes d’absolu, l’amour, la vie, l’amour de la vie. C’est chez Villiers de l’Isle-Adam que Dallapiccolla trouva le thème de son prisonnier, cette « torture par l’espérance » qui fait errer le condamné dans les labyrinthes d’une impossible rédemption. Dans le contexte historique d’une Espagne soumise au joug de l’Inquisition, la perversité d’un geôlier qui se prétend fraternel fait miroiter une improbable libération à un condamné destiné au bûcher. En deux temps : un prologue où la mère du détenu dit et chante les pressentiments d’une séparation irrévocable, un acte où se déroule le jeu roué du juge-bourreau qui « sucre la torture avec de la bonté ». Erwartung (l’attente, l’espoir) se concentre sur l’errance physique et mentale d’une femme partie à la recherche de l’homme aimé dans une forêt surgie de ses rêves. L’amant jalousé est devenu cadavre, son cadavre, la vérité est à ce prix.

Alex Ollé, metteur en scène du collectif espagnol la Fura dels Baus, habille les deux œuvres dont les quêtes se répondent avec les illusions optiques obtenues par la vidéo d’Emmanuel Carlier. Mais contrairement à Gary Hill, tout ici est en prise direct avec l’œuvre, son histoire, ses personnages. En noir, le cachot et ses couloirs et ses échappées meurtrières, en tendres pastels, les arbres, les fleurs, les sinuosités de l’espérance amoureuse. Homme de théâtre, Alex Ollé sait comment obtenir le meilleur d’un interprète. Douçâtre, caressant Raymond Very est le geôlier-inquisiteur suborneur. Le baryton estonien Lauri Vasar se fond dans le rôle du prisonnier, entre espoir et désespoir, bouleversant dans les émotions les plus contrastées.
Magdalena Anna Hofmann, magnifique soprano polonaise, passe du rôle de la mère du Prisonnier de Dallapiccolla, à celui de l’amoureuse idolâtre de Schoenberg, avec un incroyable pouvoir de conviction et de séduction. Magnifique de pudeur enfouie chez Dallapiccolla puis aérienne, têtue, fragile, à la fois amante et femme enfant dans la mémoire amoureuse de Schoenberg. Kazushi Ono, cette fois est à son affaire. Tout correspond à ses battues tantôt nerveuses, tantôt lumineuses, toujours parfaitement aiguisées.
(***)

(*)Claude de Thierry Escaich, livret de Robert Badinter d’après Claude Gueux de Victor Hugo. Orchestre et chœur de l’Opéra de Lyon, direction Jérémie Rohrer, mise en scène Olivier Py, décors et costumes Pierre-André Weitz, lumières Bertrand Killy, chorégraphie Daniel Izzco, chef des chœurs Alan Woodbridge. Avec Jean-Sébastien Bou, Jean-Philippe Lafont , Rodrigo, Ferreira, Laurent Alvaro, Rémy Mathieu, Philip Sheffield, Loleh Pottier, Anaël Chevallier, Yannick Berne, Paolo Stupenengo, Jean Vendassi, David Sanchez Serra, Didier Rousel, Brian Bruce, Laura Luiz Tamayo.

Les 27 mars, 3, 6, 10, 11 avril à 20h, le 14 à 16h.

(**) Fidelio de Ludwig van Beethoven d’après Léonore ou l’amour conjugal de Jean-Nicolas Bouilly, orchestre et chœur de l’Opéra de Lyon, direction Kazushi Ono, installation media et mise en espace Gary Hill, costumes Paulina Wallenberg Olsson, lumières Marco Filibeck. Avec Nilolai Schukoff, Michaela Kaune, Wilhelm Schwinghammer, Pavlo Hunka, Andrew Schroeder, Karen Vourc’h, Christian Baumgärtel, Didier Roussel, Kwang Soun Kim, Charlotte Ramond.

Les 28 et 30 mars, 2, 5 et 112 avril à 20h

(***) Le Prisonnier de Luigi Dallapiccolla et Erwartung de Arnold Schoenberg. Orchestre et chœur de l’opéra de Lyon, direction Kazushi Ono, mise en scène Alex Ollé, décors Alfons Florès, costumes Josep Abril, lumières Marco Filibeck ? vidéo Emmanuel Carlier. Avec Magdalena Anna Hofmann, Lauri Vasar, Raymond Very, Christophe De Biase, Thierry Grobon.

Les 29 mars, 4, 9 et 16 avril à 20h, le 7 avril à 16h

08 26 30 53 25 – www.opera-lyon.com

A propos de l'auteur
Caroline Alexander
Caroline Alexander

Née dans des années de tourmente, réussit à échapper au pire, et, sur cette lancée continua à avancer en se faufilant entre les gouttes des orages. Par prudence sa famille la destinait à une carrière dans la confection pour dames. Par cabotinage, elle...

Voir la fiche complète de l'auteur

Laisser un message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

S'inscrire à notre lettre d'information
Commentaires récents
Articles récents
Facebook