Théâtre Gérard Philipe (Saint-Denis)
Anéantis
La beauté à travers l’apocalypse
Il faut oser jouer d’esthétisme et de finesse dans l’horreur. Ici, Daniel Jeanneteau y réussit très bien. Est-ce une manière de déculpabiliser le spectateur ou d’occulter l’horreur avouée, en présentant la beauté dans un argument aussi apocalyptique. On a l’impression que le décor ne s’autorise pas l’énoncé du texte, qu’il le refuse en faisant écran protecteur, face au spectateur. On sort de la boîte à images littéralement fascinés par le désastre. Une fois dehors, on perçoit alors le monde réel presque plus laid que celui qui est traité en toute violence débridée sur la scène. Le climat de notre paix apparente s’en retrouverait-il inconsciemment perturbé ?
Un esthétisme engageant
Le stratagème est astucieux de la part de Daniel Jeanneteau : grâce à cet esthétisme engageant qui semblerait vouloir nous exempter des images répugnantes fournies par le texte, il nous épargne toute culpabilité et nous entrons, portés par une douce harmonie, avec une acuité particulièrement distanciée, dans toute cette cruauté. Ne serait-ce pas, d’une certaine manière, l’approche d’un nouveau mode distanciatoire ? Nous pensons inconsciemment au cruel et séduisant ballet décalé des hélicoptères d’Apocalypse now, de Francis Ford Coppola. Ainsi, en seconde résonance, le texte, porté par une insidieuse harmonie s’infiltre en nous pour prendre toute sa valeur dénonciatrice. Et l’on échappe magistralement à tout pathos. Nous analysons en direct, objectivement, toute la démonstration. Il y a effectivement dans le traitement de cette pièce un décalage surprenant entre l’horreur insoutenable des propos et la beauté esthétique qui porte le spectacle.
Avec calme et froideur
Le jeu des comédiens n’en reste pas moins remarquable. Il est souvent feutré, voilé, débité avec le plus grand calme et la plus grande froideur, comme si le metteur en scène nous rappelait notre inertie et notre indifférence face aux graves événements qui nous cernent. On se trouve ainsi renvoyé à notre opportunisme de base. Il y a en quelque sorte le témoignage direct de tout un système d’aseptisation mentale dans lequel nous sommes quotidiennement exposés. Aseptisation qui permet de distiller, en susurrant à l’oreille de l’auditeur, toute l’horreur sournoisement tapie dans le fond de notre mémoire archaïque et collective.
Un tel spectacle devrait nous laisser abattu et déprimé. On en sort victorieux, averti et combatif. Il nous place face à une profonde vigilance et, comme aux dires de l’auteur Sarah Kane dans ses notes dramaturgiques « les germes d’une guerre de grande ampleur se trouvent toujours dans la civilisation en temps de paix. »
Anéantis, de Sarah Kane, mise en scène de Daniel Jeanneteau, avec Gaël Baron, Stéphanie Schwartzbrod, Gérard Watkins. Jusqu’au 20 avril 2005, mardi à 19h30, du mercredi au samedi à 20h30, dimanche à 16h. Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis, 59 bd Jules Guesde, 93 200 Saint-Denis. Tél : 01 48 13 70 00.
Photo : Elisabeth Carecchio