Roméo et Juliette au top

Mis en scène par Thomas Jolly à la Bastille, l’opéra de Charles Gounod prend un formidable coup de jeune.

Roméo et Juliette au top

Personne ne l’a jamais imaginé. Thomas Jolly l’a fait. Nul en effet n’aurait imaginé transporter (et non téléporter) sur la scène moderne et nue de la Bastille l’escalier monumental de l’opéra Garnier avec sa triple volée de marches, ses ornements surchargés, ses candélabres scintillants, ses pesantes statues. Pas même sous la forme de modèle (à peine) réduit, pour servir de décor (factice, donc, mais extrêmement ressemblant) où vont prendre place les aventures en musique du couple d’amoureux le plus fameux de la culture occidentale (voire mondiale). C’est le premier coup de bluff d’une soirée qui en comportera d’autres.

Avec ce (grand) spectacle, Thomas Jolly – fait rarissime à la Bastille – s’est fait acclamer le soir de la première. Il reconquiert ainsi le public lyrique parisien qu’il avait un peu déçu avec sa première contribution en 2016, où il avait monté Eliogabalo de Cavalli à Garnier. À quarante et un ans, l’ordonnateur de retentissants marathons shakespeariens à Avignon se montre à la hauteur de la mission de directeur artistique des cérémonies des Jeux Olympiques, l’an prochain.

Dans quel but cette transposition du grand escalier de Garnier à la Bastille ? C’est, répond le metteur en scène, une « traduction scénique » de l’idée (un peu fumeuse) qu’il se fait de la pièce de Shakespeare : un « oxymore », bien grand mot (à la mode) pour désigner une chose simple : l’union de deux termes de sens opposés, ici l’amour et la haine, la vie et la mort qui créent des tensions dramatiques à l’œuvre dans la pièce, tensions auxquelles Gounod a donné une traduction musicale. Si l’idée laisse dubitatif sur le papier, sur la scène elle est probante. Le grand escalier en question s’avère parfait comme décor dès la scène d’ouverture de l’opéra : la fête chez les Capulet en l’honneur de leur fille Juliette, tout juste quinze ans.

Cet escalier étant installé sur un socle pivotant, ses emplois sont multiples tout au long du spectacle : moyennant de savants jeux de lumière, il devient, au gré des rotations, le balcon de Juliette qui abrite la fameuse scène d’amour avec Roméo, membre du clan ennemi, les Montaigu ; le lieu de la bataille rangée entre les deux bandes, la crypte où Frère Laurent, leur complice, les marie ; l’alcôve où ils passent leur nuit de noce. Entre concert pop sous les lasers, fête vénitienne et charivari de carnaval, le spectacle est rehaussé par d’éclatants costumes et autres masques emplumés.

Aura de succès

Le déroulement très alerte fait oublier qu’il s’agit là d’une œuvre parmi les plus colossales du répertoire : un grand opéra à la française en cinq actes, qui s’étire sur plus de trois heures (dont un entracte) de musique parsemée d’airs solistes virtuoses et de duos enflammés, de parties purement orchestrales, de grands chœurs et de ballets. Créée pendant l’Exposition universelle de 1867, elle connut un succès durable, mais elle est de moins en moins jouée depuis tant les moyens requis sont importants (même si certains airs figurent dans toutes les anthologies). En faisant appel à Thomas Jolly avec l’aura de succès qui l’entoure, le patron de la maison, Alexander Neef, entend redresser la barre des spectacles ratés, des mises en scène absconses et des déficits accumulés, sans pour autant sacrifier la modernité.

En tout cas, c’est un pari sans risque tant Thomas Jolly traite une trame dramatique qu’il connaît parfaitement et dont il donne à voir tous les ressorts. On croyait connaître dans les moindres détails l’histoire purement imaginaire mais usée jusqu’à la corde des « amants de Vérone », immortalisée par Shakespeare. On se trompait et on le constate dès l’ouverture du spectacle : au pied dudit escalier, dans une pénombre sinistre, gisent des cadavres sur lesquels on répand des fumigations. Ce sont les victimes de la peste qui sévit dans la ville, épidémie attestée dans la pièce de Shakespeare mais supprimée dans le livret de l’opéra. Il n’empêche, c’est bel et bien elle qui empêche Frère Jean, messager des amours interdites, de porter sa lettre à Roméo l’avertissant que Juliette n’est pas morte, qu’elle a juste absorbé un narcotique lui permettant de feindre le trépas et d’échapper ainsi au mariage forcé avec le comte Pâris. Après la période de Covid que nous venons de connaître, ce « détail » change tout.

Il n’y aura pas de quartier

Constamment, Thomas Jolly maintient le spectateur en haleine et retend l’enjeu dramatique. Témoin, la scène du duel qui, à l’acte trois, oppose les deux clans. La salle frémit lorsque Roméo cède à la violence à laquelle il avait héroïquement résisté jusque-là et tue Tybalt, cousin de Juliette, après que ce dernier a trucidé son ami Mercutio. Il ne s’agit pas là d’un duel de cape et d’épée de pacotille mais bien d’une sanglante guerre de clans qui se règle à l’arme blanche, sans quartier. De toute évidence, les chanteurs/acteurs ont été préparés par un sérieux entraînement : la soprano qui incarne Juliette, au moment où elle s’écroule sous l’effet du narcotique, roule littéralement jusqu’en bas du grand escalier, sans songer à se ménager. On craint la casse !

De même les parties dansées qui d’habitude s’avèrent des pensums sont très enlevées, dirigées par la chorégraphe Josépha Madoki, celle-là même qui est au générique de Starmania, recréée par Thomas Jolly l’automne dernier, et toujours en tournée. Spécialiste du waacking, danse de rues venue des communautés gay et afro-latino de Los Angeles, la chorégraphe exige un déploiement d’énergie fantastique de la part des danseurs.

De l’énergie et de la grâce, il en faut aux chanteurs pour réactiver à chaque instant le drame sans tomber dans la mièvrerie. Ils n’en manquent pas, ceux que nous avons vus en tout cas, car la distribution des premiers rôle est appelée à changer d’ici à la fin des représentations, le 15 juillet. Ceux-ci incarnent une forme d’idéal. Le ténor Benjamin Bernheim dans la plénitude de ses moyens est bien le Roméo du moment avec un timbre solaire alliant puissance et velouté, qui éclate dans son grand air « Ah lève-toi soleil » de l’acte II. La soprano franco-danoise Elsa Dreisig d’apparence fragile se montre en réalité d’une force et d’une clarté jusque dans les aigus les plus acrobatiques dès son air d’introduction « Je veux vivre... », un tube du répertoire.

L’équipe rassemblée autour d’eux ne dépare pas. À commencer par la mezzo Lea Desandre qui se taille un franc succès dans le rôle travesti de Stéphano, page espiègle de Roméo. Il faut citer aussi la mezzo Sylvie Brunet-Grupposo qui chante Gertrude, nourrice de Juliette, matrone débonnaire, le baryton Laurent Naouri, impérieux pater familias Capulet, la basse Jean Teitgen, Frère Laurent complice des amoureux maudits, le ténor Maciej Kwaśnikowski, Tybalt en petit caïd hargneux...

Le chef italien Carlo Rizzi conduit d’une manière irréprochable, sans écart ni éclat, l’énorme masse orchestrale et chorale requise par cette partition au long cours, laissant aux voix toute latitude pour se déployer.

Photo Vincent Pontet

Roméo et Juliette de Charles Gounod, Opéra Bastille jusqu’au 15 juillet, www.operadeparis.fr
Direction musicale : Carlo Rizzi. Mise en scène : Thomas Jolly. Collaboration artistique : Katja Krüger. Décors : Bruno de Lavenère. Costumes : Sylvette Dequest. Lumières : Antoine Travert. Chorégraphie : Josépha Madoki. Cheffe des Choeurs : Ching-Lien Wu. Orchestre et Choeurs de l’Opéra national de Paris, Maîtrise des Hauts-de-Seine, Chœurs d’enfants de l’Opéra national de Paris
Avec Elsa Dreisig/ Pretty Yende, Lea Desandre/ Marina Viotti, Sylvie Brunet, Benjamin Bernheim/ Francesco Demuro, Maciej Kwaśnikowski, Thomas Ricart, Huw Rendall/ Florian Sempey, Sergio Villegas Galvain, Yiorgo Ioannou, Laurent Naouri, Jean Teitgen, Jérôme Boutillier.

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de sa...

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