La Walkyrie de Wagner au Théâtre des Champs-Élysées

Walkyrie, Wotan, volonté

Yannick Nézet-Séguin dirige une solide Walkyrie d’où se distingue le premier Siegmund de Stanislas de Barbeyrac.

Walkyrie, Wotan, volonté

C’EST DEUX ANS SEULEMENT APRÈS L’Or du Rhin (Das Rheingold) qu’il nous a offert au Théâtre des Champs-Élysées, le 23 avril 2022 précisément, que l’Orchestre philharmonique de Rotterdam est venu nous donner la suite de la Tétralogie en compagnie de son directeur honoraire, Yannick Nézet-Séguin. À l’affiche, donc : La Walkyrie (Die Walküre). L’imposant effectif installé sur la scène, le volume sonore et les nuances qu’il permet nous remettent en mémoire la manière dont l’orchestre de Wagner a été qualifié : lourd ? non, gras plutôt, mais sans qu’il y ait là aucune nuance péjorative. Gras au sens où le son pénètre, se répand, s’élargit, comme une huile prend possession d’une matière tissée ; les timbres sont rarement individualisés, les alliages en revanche sont nombreux, et se greffent sur le réseau des leitmotive. Cette esthétique de la fusion, du devenir, Wagner l’a rendue palpable en imaginant la fosse enterrée de Bayreuth, disposition évidemment inverse d’une version de concert avec un orchestre sur scène. D’où cette autre question : faut-il jouer la transparence ou, malgré des conditions acoustiques tout autres, la matière ?

Yannick Nézet-Séguin ne répond pas vraiment à cette question. Sans chercher à renouveler la lecture de La Walkyrie, il va droit son chemin, dans des tempos mesurés, attentif à l’homogénéité de l’orchestre, soucieux aussi de ne pas couvrir les voix, ce qu’il parvient à faire beaucoup mieux que Cornelius Meister il y a quelques jours, dans le même lieu, dans Elektra. Son Wagner est plus chaleureux que félin, il bondit moins qu’il avance, il se montre au bout du compte plus narratif que dramatique. Certains pupitres font merveille (les altos, les cors, les cuivres graves), mais curieusement les bois perdent de leur moelleux à certains instants décisifs (le début de la scène poignante où Brünnhilde, au troisième acte, se retrouve seule avec Wotan). L’ensemble, pour autant, est généreux, et Yannick Nézet-Séguin sait faire chanter les moments, et ils ne sont pas si fréquents, où Wagner laisse libre cours au lyrisme. Il est vrai que le système wagnérien oblige aux motifs courts, sans cesse métamorphosés, entrelacés, sans que jamais la musique se répète ou revienne en arrière.

Statue antique

Pour aborder au mieux pareil drame musical, la capacité d’endurance des chanteurs, on le sait, est essentielle. La Sieglinde d’Elza van der Heever nous en donne la preuve. Sieglinde est le seul personnage qui intervienne dans les trois actes de La Walkyrie ; d’où l’impression de relative retenue de la chanteuse au premier, alors que la fin de cet acte est un moment d’embrasement amoureux où les deux jumeaux (Sieglinde et Siegmund) doivent tout donner. Au côté d’un Stanislas de Barbeyrac impérial, ardent, la diction musclée, le timbre légèrement barytonnant, qui incarne pour la première fois Siegmund*, Elza van der Heever a le port splendide mais aussi la raideur d’une statue antique. Elle se livre beaucoup plus aux actes suivants, comme si elle ne craignait plus de puiser dans ses réserves, tout en laissant jusqu’au bout une grande impression d’élégance.

Tout autre est Tamara Wilson : dès ses « Hojotoho » inauguraux, qu’elle doit lancer à froid, sans préparation, sa Brünnhilde est une nature indomptée. Peu à peu, celle qu’on croirait capable d’abord de produire du son se révèle fine interprète, et sa scène décisive avec Siegmund, au deuxième acte, captive de bout en bout. Au-delà de l’or, du pouvoir, etc., l’idée qu’a eue Wagner de faire de Brünnhilde la représentation de la volonté de Wotan est lumineuse : imaginer que la walkyrie puisse se laisser fléchir par Siegmund, c’est-à-dire se rebeller contre la décision de Wotan, donc contre sa volonté même (qu’elle incarne pourtant !), a quelque chose de vertigineux. Face à la belle santé et au chant soigné de Stanislas de Barbeyrac, Tamara Wilson, d’une voix tout à coup très douce, rend vivantes des notions aussi abstraites que le doute, la révolte ou le libre-arbitre.

Sauve-qui-peut

Par contraste, Brian Mulligan survole le rôle de Wotan, dont il n’a ni la gravité, ni l’autorité, ni l’ampleur vocale. Les quelques jeux de scène qu’il s’autorise dans le cadre de cette version de concert vont dans le même sens : Wotan est dépassé par la situation, son destin n’est plus guère qu’un sauve-qui-peut. Karen Cargill, solide et implacable Fricka, n’en fait qu’une bouchée. Et c’est bien parce qu’il a les pouvoirs d’un dieu, même diminué, que Brian Mulligan réussit à terrasser le Hunding de bronze de Soloman Howard.

Les huit walkyries, bien distribuées, sont à leur affaire. Elles ne chevauchent pas, évidemment, car nous sommes au concert, ce qui nous permet un petit commentaire annexe : quand l’interprète d’un personnage assoiffé (Siegmund, au premier acte) se saisit d’une bouteille d’eau entre deux répliques, qui boit ? Le chanteur ou le personnage ? Petite variation sur le paradoxe du comédien, rien de plus.

* Ce concert a été donné une première fois, avec les mêmes interprètes, le 28 avril à Baden-Baden.

Illustration : partition de 1893

Wagner : Die Walküre (La Walkyrie). Avec Elza van der Heever (Sieglinde), Stanislas de Barbeyrac (Siegmund), Solomon Howard (Hunding), Tamara Wilson (Brünnhilde), Brian Mulligan (Wotan), Karen Cargill (Fricka), Jessica Faselt (Helmwige), Brittany Olivia Logan (Gerhilde), Justyna Bluj (Ortlinde), Iris van Wijnen (Waltraute), Maria Barakova (Siegrune), Ronnita Miller (Grimgerde), Anna Kissjudit (Schwertleite), Catriona Morison (Roßweiße). Orchestre philharmonique de Rotterdam, dir. Yannick Nézet-Séguin. Théâtre des Champs-Élysées, 4 mai 2024.
Ce concert sera diffusé le samedi 15 juin à 20h sur France Musique.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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