Penser la lumière de Dominique Bruguière
Aux feux des imaginaires
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- 10 octobre 2017
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« Être dans l’ombre n’est pas une question de modestie, c’est la place exacte d’où mon regard peut s’exercer » explique Dominique Bruguière qui, après « le choc visuel » d’un Hamlet mis en scène par Daniel Mesguich et éclairé par Gérard Poli, décida que cette matière impalpable et fascinante qu’est la lumière au théâtre serait sa seule terre habitable, la part incontournable de sa vie , la palette de ce qui deviendra son art. Entrée en lumières comme on entre en religion, l’œil aux aguets et se formant « sur le tas » auprès d’Antoine Vitez alors directeur du Théâtre de Chaillot, elle éclaire les formes brèves de 18h30 comme tour de chauffe. Depuis, du théâtre à l’opéra en passant par la danse, l’éclairagiste autodidacte a creusé son propre sillon artistique et affiné son art tout au long d’un parcours jalonné de rencontres avec des créateurs aux conceptions et aux approches différentes pour ne pas dire parfois opposées. Comment, selon la diversité des imaginaires à l’œuvre dans la conception d’un spectacle, aborde-t-elle la lumière, c’est ce dont il est question dans Penser la lumière livre au titre explicite qui tient tout à la fois de l’essai, du feuilleton passionnant des belles heures du théâtre de ces trente dernières années et de l’art de la conversation.
De l’ombre pour aiguiser nos sens
Dans cet ouvrage court mais dense, fruit d’une série d’entretiens avec Chantal Hurault, Docteur en Etudes théâtrales, Dominique Bruguière, pour qui « ce qui compte n’est pas la lecture qu’elle peut faire d’une œuvre, mais celle du metteur en scène », se plait à retenir comme terrain d’accomplissement esthétique ses compagnonnages avec Patrice Chéreau, Jérôme Deschamps, Luc Bondy et bien évidemment avec Claude Régy, « la trajectoire qui raconte le mieux, dit-elle, ma certitude qu’avec l’ombre, voire les ténèbres, nos sens s’aiguisent à l’extrême le temps de la représentation ». Adepte de l’ombre qui crée « attente et mystère en même temps qu’elle offre la place exacte à ce que l’on donne à voir », c’est autour du jour et de ses déclinaisons que Dominique Bruguière aura à « penser » les lumières pour Patrice Chéreau. Pour Le Temps et la chambre de Botho Strauss ce sera comment, à partir de la monumentale scénographie de Richard Peduzzi, raconter aussi bien une chambre ensoleillée que baignée par la clarté grise et diffuse d’un jour de pluie. Ce seront « des semaines passées sur les plans à choisir méticuleusement les appareils et la nature de leurs lampes, calculant à la fois leur angle d’ouverture, leur hauteur et leur encombrement afin qu’ils puissent agir ensemble et en parfaite harmonie » se souvient Dominique Bruguière à qui pour sa magnifique et ultime création, Elektra l’opéra de Richard Strauss, Patrice Chéreau demandera de réinventer de l’aube à la nuit la trajectoire du soleil. Une performance technique et artistique saluée par ce maître es-lumières qu’est Bob Wilson.
La lumière un art pluriel qui se médite
« La conscience d’avoir bougé ensemble dans un élan partagé est toujours pour moi une source d’énergie créatrice » explique Dominique Bruguière qui dans son livre savamment illustré de photos des spectacles, évoque tout un entrelacs de créations restées pour beaucoup mémorables pour ne pas dire mythiques. De La Mort de Tintagiles avec Régy, au Cosi Fan Tutte de Mozart mis en scène par Christophe Honoré, de C’est Dimanche de Jérôme Deschamps au Tour d’écrou de Britten mis en scène par Luc Bondy, de Phèdre monté par Chéreau à Siddharta une chorégraphie de Preljocaj, de spectacles conçus pour le vaste plateau de l’Opéra Bastille, ( Jeanne au Bucher réalisé par Régy avec Isabelle Huppert ), ou pour un écrin tout de blancheur ( Le Silence de Molière mis en scène par Marc Paquien avec Ariane Ascaride), et de bien d’autres encore qui émaillent son propos, artiste et artisane, Dominique Bruguière nous dit que la lumière est un art qui se prémédite, qu’elle est pour elle expérience personnelle et chorale, magie et outil, matière vibrante et équation à résoudre, qu’elle est singulière et plurielle, qu’elle doit tout à la fois prendre soin des comédiens, percer le secret qu’un décor porte en lui, se préoccuper de l’espace et du temps. Autrement dit prendre en compte tous les enjeux de la représentation et ainsi participer à part entière à la dramaturgie du spectacle. En postface de l’ouvrage, Christophe Honoré pour qui Dominique Bruguière a éclairé plusieurs opéras écrit : « C’est là certainement que réside son plus grand talent, non pas faire de ses lumières le récit dédoublé de ce qui se joue sur la scène, mais la métaphore, l’utopie, le point de fuite des émotions que ce récit dissimule ». Comment mieux dire ? Sinon qu’avec Penser la Lumière Dominique Bruguière ne signe pas un livre de plus sur le théâtre, mais nous propose une magnifique traversée artistique qui se lit comme un roman d’aventures et fertilise notre regard.
Penser la lumière de Dominique Bruguière 160 pages. 24€
Editions Actes Sud-Papiers collection Le temps du théâtre.
Photo de couverture « Le Tour d’écrou » opéra de B. Britten mis en scène Luc Bondy ©Rutz Walz