Odéon-Ateliers Berthier (Paris)

Le Roi Lear

Citizen Lear : la résistible chute d’un monarque de l’industrie

Le Roi Lear

Quand le mythique roi d’Angleterre raconté par Shakespeare, déchu par la hargne vénale de ses filles enjambe trois siècles, il se retrouve aux Ateliers Berthier de l’Odéon. Métamorphosé par les soins du metteur en scène André Engel en magnat de l’économie de marché des années trente du vingtième siècle. Une transposition de plus ? Engel n’est pas l’homme des systèmes. Le lieu a imposé le décalage : les espaces bétonnés de ces entrepôts qui, depuis quelques années, servent de repli à l’équipe du théâtre de l’Odéon toujours en travaux. Ils ont fourni la couleur du temps et Nicky Rieti, l’indissociable décorateur d’Engel, les a habillés avec un tel sens du réel que toute personne pénétrant pour la première fois dans ces murs jurerait qu’ils sont à l’état naturel. Une immense verrière annonce « Lear Entreprise & co », il y a des portes, quelques fauteuils, des volets roulants de garage, une mezzanine encombrée de caisses et, côté cour, quelques lustres à bimbeloterie suspendus au plafond.

Un potentat flanqué d’enfants avides et peu scrupuleux

Ainsi donc le monarque aux trois filles est devenu capitaine d’industrie. Il pourrait être Krupp dans ces années-là ou Ford ou Dassault, Bernard Arnault aujourd’hui, Bill Gates demain ou encore le magnat de la presse Citizen Kane du film d’Orson Welles. Soit un roi des armements, des voitures, des cosmétiques ou de l’informatique, un milliardaire à la tête d’un empire, un potentat flanqué d’enfants avides et peu scrupuleux. Le transfert se fait sans heurt au verbe près. Un verbe auquel l’oreille doit s’habituer car ces gens-là parlent une langue qui n’est plus tout à fait d’aujourd’hui et qui reste la langue de Shakespeare ici superbement traduite par Jean-Michel Déprats.

Qui donc est Lear, ce vieillard autoritaire et naïf qui décide un beau jour de se retirer des affaires et de partager son empire entre ses filles ? Pour évaluer leur héritage, il leur pose une colle idiote : laquelle des trois l’aime le plus fort ? Il espère la cadette, sa préférée, mais les deux aînées ont eu vent du troc et lui ont préparé un compliment tout sucre tout miel. La plus jeune se contente d’être sincère et le vieux renard, ivre d’auto glorification, tombe dans le piège qu’il voulait tendre. La loyale Cordelia est répudiée, Goneril et Régane se partageront le magot. Commence alors la longue initiation de Lear à la vérité d’un monde fait de bassesses, peuplé de requins, de bourreaux et d’assassins. Ce sera au bout d’une longue marche jonchée de trahisons et de cadavres, la rédemption par la misère. Et par l’amour.

Un vieil enfant têtu, égaré dans ses désarrois et ses quêtes

Tous ces thèmes essentiels se retrouvent et s’éclairent dans la mise en scène d’Engel, à la fois libre et précise, avec ses orages, ses tempêtes, ses fusillades, sa neige qui tourbillonne dans un faisceau de lune, ses musiques en sourdine et son noyau de comédiens en état de grâce. Tous ne jouent pas au même diapason, les femmes se trouvent particulièrement en retrait faisant des trois sœurs des clones de Cendrillon pour bande dessinée, avec la gentille bas bleu et les deux méchantes. Mais côté hommes, il y a Gérard Desarthe, Kent magnétique et protecteur, Jean-Claude Jay si vrai si pathétique en Gloucester aux yeux crevés, Jean-Paul Farré, fou lunaire, poète de l’ailleurs, Jérôme Kircher, Edgar fragile et courageux, Gérard Watkins son frère malfaisant au charme vicié. Et Michel Piccoli. Que dire pour éviter les superlatifs ? Ce jeune homme de 80 étés, star tout terrain, bouleverse par son humilité. Les moyens sont intacts, la voix peut se faire ferme et tranchante puis sombrer dans le chevrotement égaré sans qu’aucune syllabe jamais ne se perde. Il n’a pas l’air de jouer Lear, il est Lear, vieil enfant têtu égaré dans ses désarrois et ses quêtes. Un grand. Citizen Lear. Citizen Piccoli. Merci.

Le Roi Lear de William Shakespeare, traduction de Jean-Michel Déprats, version scénique : Dominique Muller et André Engel, mise en scène : André Engel, scénographie : Nicky Rieti, costumes : Chantal de la Coste-Messelière, avec : Michel Piccoli, Gérard Desarthe, Jean-Claude Jay, Jean-Paul Farré, Jérôme Kircher, Gérard Watkins, Nicolas Bonnefoy, Remy Carpentier, Lisa Martino, Anne Sée, Julie-Marie Parmentier, Gilles Kneusé, Arnaud Lechien, Lucien Marchal. Odéon-Ateliers Berthier. Du mardi au samedi à 20h, dimanche à 15h. Jusqu’au 25 mars 2006. Puis en tournée à Brest, Grenoble, Saint Quentin en Yvelines, Caen & Villeurbanne jusqu’au 9 juin - 01 44 85 40 40.

Crédit photo : Marc Vanappelghem

A propos de l'auteur
Caroline Alexander
Caroline Alexander

Née dans des années de tourmente, réussit à échapper au pire, et, sur cette lancée continua à avancer en se faufilant entre les gouttes des orages. Par prudence sa famille la destinait à une carrière dans la confection pour dames. Par cabotinage, elle...

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