A la Scala de Paris jusqu’au 6 avril 2024
Kids de Fabrice Melquiot
Enfants de la fin d’une guerre
Quand Fabrice Melquiot part à Sarajevo, avec en tête l’idée du diable, la guerre est finie depuis cinq ans. Il y restera le temps de rencontrer Lorko et Elma et d’écrire Le Diable en partage (2001) qui raconte l’histoire de ce couple qui s’aimait mais n’a pas résisté à la guerre.
Kids, qui vient à la suite du Diable en partage, met en scène une poignée de gamins qui se retrouvent désorientés au premier jour de paix. Comment survivre sans la guerre, sans repères, sans parents, sans soutiens ? Huit orphelins (ils sont douze dans le texte), entre 13 et 18 ans, tous fracassés au sortir de l’enfer, débordants d’une vitalité indomptable, comme galvanisés par la peur au ventre qui ne les quitte pas et par l’urgence permanente de trouver comment ne pas mourir. Parfois le souvenir d’une bombe durant le siège de Sarajevo leur explose à la figure. Parce que le groupe rassure un peu, ils ne se quittent pas d’une semelle ; sales, crasseux, les vêtements déchirés, le juron à la bouche, rêveurs et le coup de poing facile, ils s’organisent en petite tribu, tous derrière l’aîné, Sead (Yann Guchereau) le grand musclé qui sait prendre les décisions et qui se laissera attendrir par la petite Nada (Montaine Frégeai), la pickpocket de la bande. Hoël Le Corre endosse le rôle du narrateur et celui de Josip qui saute au cou de tout le monde en criant « I love you ». Revka (Manon Preterre ), souriante et stressée, a toujours envie de faire pipi. Le petit couple formé par Bosko (Axel Godard) et Admira (Lucia Passiniti) rêve d’un ailleurs : « on prendra le pont Vranbja et demain on sera loin au cul de la première étoile venue ». Ces deux-là font écho aux deux personnages de la chanson de Salvatore Adamo De l’autre côté du pont, écrite en 1995. Nathan Dugray est Amar, le doux guitariste et Sylvain Le Ferrec joue Stipan, qui n’est pas le moins angoissé de tous, le frère de Josip.
Les textes de Melquiot ne sont pas de sages récits linéaires. La bienséance n’est pas son registre et sous sa plume la langue prend des libertés impertinentes. Même sur un champ de bataille la poésie s’insinue, s’incruste, occupe le terrain de la colère et de l’angoisse, dévisse du réel et protège un instant les personnages de la trivialité du monde avec trois notes d’une petite chanson, le song des poissons d’avril ou celui de la petite fille croche, par la magie de la « formulette du drôle de rêve », ou encore grâce à une rose imaginaire à cueillir dans les cheveux de sa bien-aimée. Les jeux d’enfance et la poésie pour résister au désastre environnant.
François Han Va tire profit d’un espace très réduit et très contraignant pour huit comédiens dont le jeu à bout de nerfs, dans un état d’effervescence inquiète, laisse planer une menace latente de dérapage, de déflagration intérieure. On a un sentiment de trop-plein étouffant et on aimerait qu’ils aient plus d’air pour nous en donner un peu. Les personnages sont parfaitement individualisés et en même temps on ne voit que le groupe, un bloc humain à plusieurs voix qui regarde les balles traçantes comme on admire un feu d’artifice. C’est violent, tendre, parfois drôle, toujours poétique. Raconter la guerre à hauteur d’enfants n’est pas superflu par les temps qui courent.
Le spectacle a reçu le prix de la presse Avignon off 2021
Kids de Fabrice Melquiot. Mise en scène, scénographie et costumes François Ha Van. Avec Nathan Dugray, Montaine Frégeai, Axel Godard, Yann Guchereau, Hoël Le Corre, Sylvain le Ferrec, Lucia Passiniti, Manon Preterre. A La Scala de Paris jusqu’au 6 avril 2024. Création musicale, Nathan Dugray.
© Nathanne Le Corre
