Deux Don pour une rentrée lyrique

Don Giovanni à la Bastille, Don Pasquale à Garnier : l’Opéra de Paris ouvre sa saison avec la reprise d’anciennes productions.

Deux Don pour une rentrée lyrique

Avec Don Giovanni de Mozart, dans la mise en scène de Claus Guth créée en 2008 au Festival de Salzbourg, et Don Pasquale de Donizetti, produit maison daté de 2018, l’Opéra national de Paris débute sa saison dans chacune de ses deux salles avec des valeurs sûres, susceptibles de faire le plein. À mettre au crédit du patron de la maison, Alexander Neef, dont c’est la troisième programmation, et qui semble déterminé à endiguer la dérive financière de l’institution, aggravée par la crise du covid et la montée des charges.

Don Giovanni, séduisant à mort

Après sa création à Salzbourg, la mise en scène de Don Giovanni par Claus Guth a connu un formidable succès dans toute l’Europe, où elle est désormais sinon culte du moins classique. Précédée de cette réputation flatteuse, elle passe aujourd’hui sur la scène de l’Opéra Bastille. On doit dire que le metteur en scène préféré des tenants de l’actualisation des livrets d’opéra et de leur interprétation à tout crin s’y révèle moins abscons qu’on ne l’a vu par la suite (avec notamment, à l’Opéra Bastille, un Rigoletto dédoublé en clown psychotique et une Bohème dans l’espace). Et que le principe de mise en scène et le dispositif scénique qui le met en œuvre fonctionnent ici plutôt bien.

Claus Guth part d’un postulat assez simple énoncé avant même le lever de rideau dans une scène muette et glaçante, tandis que retentit le prologue musical : au moment où Don Giovanni tue le Commandeur, ce dernier dégaine son révolver et lui envoie une balle dans le ventre. Tout le reste du spectacle découlera de cette blessure initiale : dès le lever de rideau, Don Giovanni entame la lente agonie qui mènera à la mort. Cette conscience de la fin inéluctable va décupler sa rage de vivre et lui faire croquer à belles dents tous les fruits défendus à sa portée. Dans cette version du dramma giocoso (drame bouffon) ambivalent conçu par Mozart et créé à Prague en 1787, le côté noir l’emporte donc. D’ailleurs, le lieto fine (final joyeux) moralisant où, dans un sextuor éblouissant, toutes les victimes directes ou collatérales de Don Juan se réjouissent de sa punition, est supprimé. Mozart ne l’avait-il pas fait lui-même dès la première reprise à Vienne en 1788 (et d’autres chefs après lui, dont Mahler) ?

Tout le dispositif scénique tient en une forêt de résineux plus ou moins sombre selon les éclairages savamment dosés, où se succèdent à vive allure les épisodes de cette descente aux enfers. Ce décor sinistre, inquiétant, de conte gothique est placé sur un plateau tournant dont les rotations habilement menées offrent une variété de points de vue et donnent l’illusion du mouvement. Moins probant, l’arrêt de bus un peu glauque qui surgit soudain au détour d’un chemin pour abriter la rencontre de tous les protagonistes de cette ténébreuse affaire. Mais, malgré les élans qui les portent les uns vers les autres, chacun reste enfermé dans sa propre bulle et l’irréductibilité de son désir.

Très fouillée, la direction des acteurs/chanteurs, montre un Don Giovanni le plus souvent couché, en proie à des douleurs lancinantes qui contrarient son féroce appétit de vivre. Bien que diminué par sa blessure, le séducteur exerce toujours le même magnétisme sur ses trois victimes féminines qui, malgré elles, retombent toujours sous sa coupe. À charge pour son valet Leporello d’alléger l’atmosphère en incarnant le versant comique de l’opéra.

Évidemment, la réussite du spectacle tient beaucoup à l’équipe artistique réunie sur le plateau. Toute la distribution, y compris le chef, est appelée à changer d’ici la fin des représentations, le 12 octobre. Celle que nous avons vue, le 19 septembre, s’est montrée très homogène avec des chanteurs qui ont l’âge de leur rôle, sans éclat particulier mais avec un bel engagement. Le chef italien Antonello Manacorda (qui se souvient avoir été premier violon au Mahler Chamber Orchestra créé par Claudio Abbado) dirige avec beaucoup de finesse et de sens du détail, mettant particulièrement en valeur les passages où s’exprime la mélancolie de la souffrance amoureuse.

Connaissant le rôle sur le bout des doigts pour l’avoir interprété sur les grandes scènes du monde depuis le Festival d’Aix-en-Provence 1998, le baryton suédois Peter Mattei est sans aucun doute le meilleur tenant du rôle-titre actuellement. Il trouve son répondant en la personne du baryton-basse Alex Esposito, Leporello aux allures de valet impertinent et facétieux de commedia dell’arte. Cibles successives de Don Giovanni, le trio de femmes compose un joli bouquet de voix : la soprano roumaine Adela Zaharia campe une Donna Anna impérieuse, la mezzo française Gaëlle Arquez une Elvire touchante, la mezzo chinoise Ying Fang une Zerlina mutine et charmeuse à souhait.

Don Pasquale, molto vivace

On a voulu revoir la production du Don Pasquale de Donizetti, créée sur la scène de l’Opéra Garnier en 2018 (et reprise dès 2019), surtout pour la distribution presque entièrement renouvelée. Et l’on n’a pas été déçu. De même, on a trouvé toujours aussi efficace le dispositif scénique très moderne avec vidéo et enregistrement en direct sur scène exploité ma non troppo pour ce sommet du bel canto, bizarrement entré tardivement au répertoire de l’Opéra de Paris.

La trame de ce dramma buffa écrit par Donizetti au sommet de sa gloire parisienne, en 1843, avant de sombrer dans la folie, n’a rien de dramatique et tout de bouffon, puisant ses modèles dans la commedia dell’arte. Déguisements, échanges de noms, faux mariage, vieil oncle rapace prêt à tout pour protéger son patrimoine, neveu déshérité recouvrant ses droits au dénouement... Les péripéties sont nombreuses et sans conséquence, pur prétexte à prouesses vocales et orchestrales.

On avait trouvé à l’époque que la mise en scène, outrancière, proche du cabotinage, et le décor design ultra stylisé convenaient à la farce du vieux barbon Don Pasquale, célibataire infatué, roulé dans la farine par sa promise. On maintient et on approuve cette actualisation raisonnée, sans tripatouillage du livret. Et on reste épaté de voir comment, dès le contrat de mariage signé, la jeune et modeste Norina se transforme en furie, voulant tout bouleverser et régenter dans la maison assoupie. Outre ces deux personnages principaux, la distribution ne comporte que deux autres protagonistes : Ernesto, le neveu de Don Pasquale, amoureux transi de Norina, et le Docteur Malatesta, qui tire les ficelles. Les deux hommes ligués vont se faire un plaisir de prendre le vieillard à son propre piège.

L’exécution de la brillantissime mécanique musicale conçue par Donizetti suppose évidemment une équipe musicale à la hauteur. C’est le cas de tous les artistes réunis sur scène et dans la fosse, qui font assaut de vivacité. La cheffe italienne Speranza Scappucci dirige l’Orchestre et les Chœurs de l’Opéra de Paris avec une énergie et une fougue sans faille, au risque parfois de couvrir les voix. Pour autant, les moments de mélancolie qui se font jour par endroits ne sont pas négligés, interrompant brièvement le tourbillon musical, comme lorsque Don Pasquale se prend une gifle magistrale administrée par sa nouvelle épouse.

La distribution vocale aligne un trio de chanteurs français de premier plan. Dans le rôle du dindon de la farce qu’il interprète avec son élégance coutumière, le baryton Laurent Naouri incarne un Don Pasquale à la fois hilarant et touchant. Pour sa part, la soprano Julie Fuchs s’en donne à cœur joie dans le rôle de Norina, vocalisant avec un abattage incroyable, sans lésiner sur les œillades et autres effets de robe. Très aguerri également, le baryton Florian Sempey campe un Malatesta (qu’il incarnait déjà à la création de la production en 2018) vibrionnant, grand ordonnateur de la curée. Last but not least, le ténor américain René Barbera lesté par un physique empâté campe un Ernesto à la voix aérienne, très séduisante.

Photo Bernd Uhlig © Franck Ferville

Don Giovanni de Mozart, à l’Opéra Bastille, jusqu’au 12 octobre, www.operadeparis.fr
Direction musicale : Antonello Manacorda. Mise en scène : Claus Guth. Décors et Costumes : Christian Schmidt. Lumières : Olaf Winter. Chorégraphie : Ramses Sigl. Dramaturgie : Ronny Dietrich.
Avec Peter Mattei, Adela Zaharia, Ben Bliss, John Relyea, Gaëlle Arquez, Alex Esposito, Guilhem Worms, Ying Fang.

Don Pasquale de Donizetti, au Palais Garnier, jusqu’au 13 octobre, www.operadeparis.fr
Direction musicale : Speranza Scappucci. Mise en scène : Damiano Michieletto. Décors : Paolo Fantin. Costumes : Agostino Cavalca. Lumières : Alessandro Carletti. Vidéo rocafilms.
Avec Laurent Naouri, Florian Sempey, René Barbera, Julie Fuchs, Slawomir Szychowiak.

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de sa...

Voir la fiche complète de l'auteur

Laisser un message

Qui êtes-vous ?
Votre message

Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

S'inscrire à notre lettre d'information
Commentaires récents
Articles récents
Facebook