Opéra National du Rhin - A Strasbourg jusqu’au 30 octobre – à Mulhouse les 9 et 11 novembre 2012

Der Ferne Klang – Le son lointain - de Franz Schreker

La fabuleuse errance de l’artiste à la recherche de l’introuvable perfection : une découverte lyrique qui trace des ondes dans la mémoire

Der Ferne Klang – Le son lointain - de Franz Schreker

Pour fêter ses quarante ans d’existence l’Opéra National du Rhin – 3.500.000 spectateurs, 6.000 levers de rideau, 44 créations dont 23 créations mondiales – est resté fidèle à sa tradition. En misant haut et fort avec la première réalisation scénique jamais produite en France d’un chef d’œuvre oublié : Der Ferne Klang - Le son lointain de Franz Schreker. Un événement qui trace des ondes dans la mémoire.

Ouvrir une saison avec l’œuvre d’un compositeur disparu des répertoires n’était pas sans risque. Qui se souvient aujourd’hui de Franz Schreker ? Deux fois relégué dans les oubliettes. D’abord par la barbarie nazie qui le qualifia de « dégénéré » en raison de ses origines juives – comme Korngold, Zemlinsky, Weill, Ullmann et tant d’autres – ensuite par le radicalisme de la mode musicale d’après guerre, ces années cinquante où le sérialisme et l’atonalité faisaient office de règle d’or.

Durant vingt ans pourtant, de 1912 à 1932, Franz Schreker figura parmi les musiciens les plus célébrés d’Autriche et d’Allemagne. Né à Monaco en 1878 d’un père juif, photographe bohème et d’une mère issue de l’aristocratie, il connut une petite enfance errante qui, à la mort de son père, le mena dans la banlieue pauvre de Vienne. Sa mère y pratiquait des petits métiers pour survivre. Ses dons pour la musique furent rapidement décelés. Il réussit à en vivre, devint l’ami des grands de sa génération comme Arnold Schoenberg dont il dirigea plus tard les Gurrelieder.

Le fil rouge de la psychanalyse

Ses premières compositions sont bien accueillies sans plus. En 1901, à 23 ans, il se met à rêver d’un opéra autobiographique, un « carburant narratif » dont il rédigerait le livret et qui mettrait en scène l’errance d’un artiste à la recherche de lui-même. C’est l’ébauche du Ferne Klang – Le son lointain -, un parcours dont le fil rouge rejoint la psychanalyse définie par cet autre contemporain qu’était Sigmund Freud. La gestation dura près de huit années, interrompues notamment par une passion amoureuse - et malheureuse - qui figurera au final dans l’action.

Ses maîtres avaient trouvé l’idée saugrenue, lui avaient conseillé de laisser tomber. Il s’entêta, c’était sa nature. En 1909 Le Ferne Klang était prêt à faire entendre son Son lointain. Il fallut attendre trois ans encore avant qu’il puisse résonner sur une scène. Lors de sa création en 1912 à Francfort, son retentissement fut tel que du jour au lendemain Schreker fut sacré l’égal des plus grands comme Richard Strauss dont le Der Rosenkavalier- Le Chevalier à la Rose venait d’être créé.

La carrière de Schreker rebondit sur ce triomphe comme sur un tremplin. Nommé professeur au Conservatoire de Vienne, il est promu quelques années plus tard directeur du Conservatoire de Berlin où il engagea la fine fleur de l’avant-garde musicale, Hindemith, Schnabel, Busoni, entre autres...Le national socialisme posa ses marques dans les années vingt. Schreker composait toujours mais sa renommée s’essoufflait. En 1932 il est démis de toutes ses fonctions officielles. Un an plus tard Hitler arrive au pouvoir. Ses œuvres sont dès lors interdites. Il meurt en 1934. Dans l’indifférence d’un quasi anonymat.

La création était son obsession. Tous ses opéras tournent autour des questionnements de l’artiste face à son devoir d’imaginaire créateur. On les appelait en Allemagne des « Künstleroper » - des opéras d’artistes. Ses personnages sont joueur de flûte, facteur d’orgue, violoniste ou peintre comme l’héroïne de Die Gezeichnete-Les Stigmatisés. Et bien sûr compositeur. Fritz, celui du Ferne Klang en sera précurseur. D’autres suivront.

Fritz, c’est lui, Schreker. C’est le jeune homme pauvre qui renonce à tout, y compris à son amour, pour trouver quelque part dans le vaste monde, ce « son » lointain, divin pour ainsi dire, qui marquerait son œuvre et sa vie. Il aime et est aimé de Grete, pure jeune fille malmenée par un père alcoolique qui n’hésite pas à la perdre au cours d’un jeu de quille dans l’auberge où il se saoule la gueule. Fritz lui préfère son idéal musical. Il l’abandonne. Désespérée elle fuit le monde, veut mourir. Une vieille femme vient à son secours et l’emmène à Venise dans un bordel chic « La casa de maschera », la maison du masque dont elle devient la mascotte. C’est l’acte deux, où Grete, devenue Greta, écoute les chants de ses soupirants en continuant de rêver à son amour perdu. Fritz apparaît, en escale de sa quête. Grete veut lui offrir une nuit d’amour. Il réalise sa déchéance, la repousse et la quitte encore.

Au troisième acte, les espoirs de Fritz se réalisent. Son opéra La Harpe est créé ce soir là. Le succès semble assuré jusqu’à l’entracte. Des promeneurs en discutent, parmi eux, Grete réduite à l’état de traînée de trottoir. Au final La Harpe se mue en scandale. C’est l’échec. Fritz revenu à sa solitude tombe malade. Grete vient le réconforter. Il reprend l’espoir de trouver enfin ce son divin et meurt dans les bras de son seul amour.

La harpe et le célesta

Les thèmes s’entrecroisent à la fois dans la musique et dans le texte. C’est la recherche d’une perfection. D’un idéal de musique et de vie. L’amour et la fuite en avant de l’amour. La malédiction qui tombe sur l’œuvre et sur la femme aimée, la pure jeune fille dévoyée en prostituée. Putain malgré elle comme Lulu dont elle préfigure le destin. Schreker connaissait-il l’Eveil du Printemps et La Boite de Pandore, les deux pièces de Frank Wedekind (1864-1918) qui en sont la source ?

Fritz est la mémoire de Schreker et la prémonition de sa fin de vie. Il lui brasse une musique incroyablement foisonnante, d’une richesse qui parfois donne le tournis. Postromantique, encore héritière de Wagner – forcément – déjà à l’écoute de Schoenberg, proche de Strauss et surtout de Mahler tout en s’en écartant. Il ose tous les mélanges, dans la fosse, sur scène, en coulisse, introduit un orchestre tzigane dont les plaintes fiévreuses entrelacent la fluidité des soupirs de la harpe, les carillons cuivrés des célestas. La sensualité s’échappe des accords comme autant de frissons. Au terme du troisième acte, on sort du théâtre la tête à l’envers et le cœur bouillonnant.

Sous la baguette à la fois fervente et délicate de Marko Letonja, le jeune chef slovène, l’orchestre philharmonique de Strasbourg dont il est le nouveau directeur musical, effectue un parcours sonore sans la moindre faiblesse. Les chanteurs appartiennent à ces bêtes de scène qui pratiquent la haute voltige. En tête la ravissante soprano finlandaise Helena Juntunen en Grete flamboyante au timbre de cristal. La voix est transparente mais solide, le jeu passionné. Magnifique tout simplement. Pour Fritz le ténor allemand Will Hartmann était annoncé souffrant au soir de la première. Il n’en fut pas moins convainquant, tout en finesse et en concentration, la voix s’affermissant de scène en scène comme emportée par le sujet au delà du malaise. Livia Budai, apparition expressionniste, Stanislas de Barbeyrac, chevalier de l’élégance, Martin Snell, père indigne, Stephen Owen, Teresa Erbe : tous se fondent dans leurs personnages et dans leurs sonorités.

L’oeil écoute

Ils bénéficient il est vrai d’une direction d’acteur hors pair menée par la fine lame qu’est Stéphane Braunschweig. Metteur en scène et scénographe, ancien directeur du Théâtre National de Strasbourg, aujourd’hui à la tête du Théâtre National de la Colline, Braunschweig manie en prestidigitateur les arts de l’abstraction et de la stylisation. Une façade anthracite isole au premier acte les protagonistes dans leurs questionnements identitaires. Une porte surmontée du mot OPER (opéra) en lettres majuscules lumineuses indique l’entrée et la sortie du chemin à suivre. Une forêt de quilles géantes, vertes comme l’herbe, accueille la fuite éperdue de Grete. Le bordel vénitien se love sur des mamelons de végétation rouge flamme...

Ici, comme le disait Claudel, l’œil aussi écoute.

Der Ferne Klang – Le son lointain de Franz Schreker, livret du compositeur. Orchestre Philharmonique de Strasbourg direction Marko Letonja, chœurs de l’Opéra National du Rhin, direction Michel Capperon. Mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig, costumes Thibault Vancraenenbroek, lumières Marion Hewlett. Avec Helena Juntunen, Will Hartmann, Martin Snell, Teresa Erbe, Stephen Owen, Stanislas de Barbeyrac, Geert Smits, Livia Budai, Patrick Bolleire, Kristina Bitenc, Marie Cubaynes, Sahara Sloan, Jean-Gabriel Saint-Martin, Mark Van Arsdale.

Strasbourg – Opéra National du Rhin, les 19, 27 & 30 octobre à 20h, le 21 à 15h.

0825 84 14 84 – caisse@onr.fr

Mulhouse – La Filature – le 9 novembre à 20h, le 11 à 15h.

+ 33 (0) 3 89 36 28 28 – billetterie@lafilature.org

A propos de l'auteur
Caroline Alexander
Caroline Alexander

Née dans des années de tourmente, réussit à échapper au pire, et, sur cette lancée continua à avancer en se faufilant entre les gouttes des orages. Par prudence sa famille la destinait à une carrière dans la confection pour dames. Par cabotinage, elle...

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