Les « Maîtres chanteurs de Nuremberg » de Richard Wagner, Festival de Bayreuth 2025

Wagner à la foire

Très vivante et colorée, la nouvelle production de la comédie de Wagner est parfaitement réglée, chantée et jouée.

Wagner à la foire

« Kolossale Komödie ». C’est ainsi que le metteur en scène allemand Matthias Davids, qui sait de quoi il parle, voit Les Maîtres chanteurs de Nuremberg dont le Festival de Bayreuth a offert cette année une nouvelle production. L’opéra lesté jusqu’à présent d’un lourd passif politique, y devient l’objet d’un pur divertissement, mais pas que. Avec un savant dosage de moments d’intimité, de raffinement musical et d’éclats tapageurs orchestrant un déploiement de moyens, de formes et de couleurs allant parfois jusqu’à l’overdose, cette nouvelle production se distingue par sa forme hybride. Sans toutefois recourir aux artifices des nouvelles technologies ni aux facilités de la vidéo.

Alternant moments de grâce enfantine et charivaris incroyablement kitsch, le spectacle parfaitement rôdé se poursuit de manière très fluide pendant plus de six heures (dont deux entractes) sans aucune anicroche, requérant le concours d’une foule d’artistes sur scène et dans la fosse (invisible comme on sait) du Festspielhaus. Bref, la production est estampillée « Bayreuthe Qualität », perfection que l’on ne retrouve nulle part ailleurs et qui, contre vents polémiques et marées budgétaires, maintient son cap.

Selon la tradition, la production qui a remporté cet été un immense succès, sera reprise en principe telle quelle pendant les trois prochaines éditions du Festival bavarois avant de laisser placer à une nouvelle version. Les sur-titres étant toujours bannis à Bayreuth afin ne pas distraire le public (malgré les innovations techniques importantes apportées depuis l’époque de Wagner, comme le Parsifal avec lunettes de réalité augmentée il y a deux ans), il est fortement recommandé aux non germanophones de lire très attentivement le synopsis de l’œuvre avant le spectacle afin de pouvoir suivre les nombreuses scènes de dialogues chantés propres à Wagner.

Déjà un fleuve

Achevés en 1868 au terme d’une longue gestation commencée vingt ans plus tôt, Les Maîtres chanteurs sont en effet la seule comédie composée par Richard Wagner – hormis un ouvrage de jeunesse aujourd’hui oublié, La Défense d’aimer (1836). Opéra fleuve, le plus long de tous ceux du compositeur (avec un troisième et dernier acte tenant le record de l’histoire du théâtre lyrique), l’œuvre créée à Munich se voulait populaire et devait permettre au compositeur de se refaire une santé financière mise à mal par les échecs précédents et le colossal projet du Ring.

Le livret (comme toujours signé par Wagner lui-même) ne baigne ni dans le légendaire ni dans le mythique, mais exalte la période historique du XVIe siècle dans la ville impériale de Nuremberg à son apogée. Un temps béni selon Wagner, où les guildes d’artisans favorisaient des concours de chant entre des artistes qui, tout en se conformant à certaines règles de composition, devaient faire preuve d’invention. Et, exceptionnelle dans l’œuvre de Wagner, une histoire d’amour heureux (mais pas très crédible) entre Walther et Eva, frappés d’un coup de foudre réciproque dès la première scène.

Cette innovation thématique s’accompagne bien sûr d’une volonté de régénérer l’art musical. En ligne de mire : une renaissance de l’art allemand à partir des sources du passé. L’opéra s’ouvre sur un choral majestueux évoquant le baptême de saint Jean-Baptiste dans les eaux du Jourdain, et le chevalier chanteur Walther apparaît comme la préfiguration d’un nouveau génie façonné par le maître cordonnier Hans Sachs. À son école, Walther va devenir la forme accomplie de l’artiste poète musicien qui met son inspiration au service de la tradition des Maîtres chanteurs tout en élargissant sa palette musicale de nouvelles couleurs.

Tout feu tout flamme

À cet égard, les deux personnages principaux apparaissent à des titres divers comme des doubles de Wagner : l’un imaginaire, le jeune chevalier Walther von Stolzing, aristocrate doué mais tout feu tout flamme, rétif aux règles ; l’autre, figure historique qui a réellement existé au XVIe siècle, le maître cordonnier Hans Sachs qui tente de discipliner le premier tout en favorisant l’éclosion de son génie créateur. S’il ne comporte aucun enjeu dramatique à proprement parler, l’opéra met en place une joute finale entre Walther et son unique concurrent, le greffier de la ville, Sixtus Beckmesser, être ambitieux mais obtus, dépourvu de talent. Le prix en est la main de la jeune Eva, la fille du maître orfèvre Veit Pogner, figure tutélaire respectée de la confrérie.

Alors qu’elle n’a qu’une visée purement esthétique, l’œuvre a été accaparée par les nazis qui y ont vu une exaltation du génie proprement allemand (Les Maitres chanteurs était l’opéra favori d’Hitler). Depuis lors, ses représentations sont toujours accueillies avec des pincettes à Bayreuth. La dernière version que nous y avons vue remonte à 2017, où le metteur en scène australien Barrie Kosky fournissait une vision pleine d’invention mais n’hésitait pas à traîner Wagner lui-même à la barre du Procès de Nuremberg. Rien de politique, encore moins de polémique, dans la version proposée aujourd’hui, mais un joyeux barnum, mélange d’anachronismes et de burlesque où les scènes s’enchaînent avec la vivacité d’un théâtre de foire ou d’un conte d’enfants.

Angela Merkel parmi les choristes

Très imaginatifs, les décors de Andrew D. Edwards résument la ville de Nuremberg et ses maisons à colombages : au premier acte à une église perchée au sommet d’un abrupt et immense escalier de conte de fée, au deuxième à un pittoresque village à découper dans un livre d’enfants, au troisième à un théâtre de fête foraine ou à un plateau de divertissement télé, genre Eurovision.

Les costumes quant à eux juxtaposent allégrement jeans, sweat-shirts contemporains et magnifiques tenues traditionnelles bavaroises, Lederhosen (culottes de peau) et gilets brodés pour les hommes, Dirndl (robes colorées) pour les dames. Eva, quant à elle, se retrouve pour le concours final enfouie dans une énorme pyramide de fleurs, un peu comme le chien de Jeff Koons à Bilbao. Si la silhouette familière et la robe vert pomme d’Angela Merkel, fidèle spectatrice du Festival, dont le sosie est immergé parmi les choristes, nous est reconnaissable, beaucoup de citations visuelles nous restent hermétiques. Comme ces pièces de rébus brandies au premier acte par les jeunes choristes (inconnues aussi aux spectateurs allemands interrogés à l’entracte qui n’ont, il est vrai, ni l’âge ni l’intérêt pour ce genre de spectacle télévisé !).

Cette débauche visuelle criarde serait insupportable si elle n’était contrebalancée par des séquences d’intimité recueillie. Comme la rencontre entre Eva et Walther au pied de l’église, au premier acte, ou encore l’atelier de Hans Sachs, au début du troisième, sorte de barque à fond plat, bulle ou cocon propice à la réflexion et à la création où, dans une scène magnifique de sobriété, le maître cordonnier réfléchit aux conditions de la composition musicale.

Fluidité sans pareille

Dès le prélude qui retentit avec majesté, tous rideaux fermés, la réussite du spectacle apparaît clairement liée à la qualité de la direction musicale de Daniele Gatti. Fin connaisseur d’une œuvre qu’il a déjà dirigée, le chef italien maintient tout au long du spectacle une fluidité sans pareille et les quelques longueurs qui se manifestent au fil des scènes ne sont pas de son fait mais de l’interprétation scénique parfois lourdingue. L’ampleur orchestrale et chorale des énormes masses mise en jeu n’hypothèque jamais le phrasé des solistes, comme on le voit notamment dans l’admirable quintette amoureux du troisième acte. Sous sa baguette invisible, l’Orchestre du Festival de Bayreuth fait preuve d’une énergie communicative qui ne faiblit jamais jusqu’au finale en apothéose. Quant au chœur de Bayreuth, il montre sa force et sa subtilité dans le fameux « Wach auf… », choral composé par le véritable Hans Sachs et repris par Wagner.

Ce même Hans Sachs est le véritable héros de la soirée, incarné par le baryton-basse Georg Zeppenfeld en grande forme, d’une élégance scénique et d’une stature vocale impressionnantes, tour à tour figure de pédagogue paternel et d’autorité tonnante, il teinte de couleurs personnelles son interprétation de l’artisan-poète-musicien, sorte d’idéal humaniste réalisé.

Malgré un physique pas précisément avantageux, le ténor américain Michael Spyres incarne un Walther plein de charme avec une diction en allemand irréprochable. Moins flamboyant que d’autres ténors dans ce rôle, il tient la distance dans la nuance et la retenue, séduisant dans son fameux air esquissé dès le premiers acte et développé et amendé tout au long des actes suivants « Am Stillem Herd… ». Révélation du festival, la soprano Christina Nilsson, qui lui donne la réplique, campe une Eva déterminée, d’une grande puissance vocale dans les aigus, s’imposant dans les duos comme dans les ensembles.

Véritable clown, le baryton Michael Nagy en Beckmesser punk parvient à chanter faux avec un art consommé, digne des plus grands routiers de la scène. Parmi les second rôles, se distingue le Pogner du coréen Jongmin Park, stature de commandeur et voix de basse rayonnante. Révélation de la soirée, le ténor taïwanais Ya-Chung Huang qui remplaçait au pied levé Matthias Stier, a montré en David, apprenti de Hans Sachs, une personnalité pleine de vivacité scénique et de charme vocal.

Cette production des Maitres chanteurs de Nuremberg sera reprise à partir de l’édition 2027 du Festival de Bayreuth.

Photo Enrico Nawrath

Wagner : Die Meistersinger von Nürnberg. Avec Michael Spyres, Georg Zeppenfeld, Michael Nagy, Ya Chung Huang, Tijl Faveyts, Christina Nilsson, Christa Meyer, Daniel Jenz, Matthew Newlin, Gideon Poppe, Jordan Shanahan, Jongmin Park, Patrick Zielke, Werner Van Mechelen, Alexander Grassauer, Martin Koch. Mise en scène : Matthias Davids ; scénographie : Andrew D. Edwards ; costumes : Susanne Hubrich ; lumières : Fabrice Kebour ; chorégraphie : Simon Eichenberger ; dramaturgie : Christoph Wagner-Trenkwitz. Chœurs (dir. Thomas Eitler de Lint) et Orchestre du Festival de Bayreuth, dir. Daniele Gatti. Bayreuth, 22 août 2025.

A propos de l'auteur
Noël Tinazzi
Noël Tinazzi

Après des études classiques de lettres (hypokhâgne et khâgne, licence) en ma bonne ville natale de Nancy, j’ai bifurqué vers le journalisme. Non sans avoir pris goût au spectacle vivant au Festival du théâtre universitaire, aux grandes heures de...

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