Une vie d’acteur de Tanguy Viel et Pierre Maillet
Le cinéma, magie et horizon de survie
« Ce qui se raconte alors est comme un roman d’apprentissage, celui que toute enfance fabrique pour sentir que s’ouvre devant elle un monde plus habitable ou plus grand ou plus intense, un monde « bigger than life » et qu’elle voudrait rejoindre. Ce monde pour beaucoup d’entre nous, s’est appelé cinéma. » (Tanguy Viel)
En 1983, Dustin Hoffman crève l’écran en robe à paillettes. La même année, Pierre Maillet a onze ans et découvre Tootsie dans un cinéma de province. C’est pour lui la révélation : il sera acteur.
En entremêlant vie intime et scènes de films, l’auteur Tanguy Viel esquisse avec humour et délicatesse le portrait d’un comédien amoureux fou du septième art. Des Dents de la mer au Dernier métro, de Catherine Deneuve à Juliette Binoche, de Woody Allen à Bertrand Blier, tout le cinéma des années 80 et 90 fonde le parcours à la fois heurté et solaire de Pierre Maillet.
Narrateur et interprète d’Une vie d’acteur qui n’est rien d’autre que la sienne, et qui plus est, écrite par l’écrivain Tanguy Viel - s’il vous plaît - , mais celui-ci n’a rien inventé puisque celui-là porte en lui une sacrée existence - un dynamisme - dont le fil semble se tirer naturellement : le héros fait un calcul bien à lui, calcul chronologique de ses années « historiques », fondatrices et éprouvantes.
Un exemple de dates approximatives : les années 80 commencées en 1975 se seraient étendues jusqu’en 1989 ; les années 70 n’auraient connu que deux années de vie jusqu’en 1972 puisque les années 60 auraient été particulièrement longues encore, de 1958 à 1970… Des dates d’Histoire certes, mais surtout des dates de sorties de films-culte qui ont fait la culture de l’enfant et du jeune homme dont les dates personnelles correspondent à l’éveil vif et rieur d’une conscience au monde.
Originaire de Narbonne, fils de boucher, dont l’appartement au-dessus de la boutique était le refuge du garçon d’une dizaine d’années, il découvre seul, par hasard, terrorisé, Massacre à la tronçonneuse. L’acteur sur la scène conseille au public de ne jamais laisser un enfant face à une telle expérience d’effroi, avant de raconter, jouer et mimer, malicieux, les personnages avec brio.
Il mime aussi, entre autres, une scène emblématique des Dents de la mer où on le voit sur scène en slip de bain, affronter les vagues et les secousses maritimes, recevoir des paquets d’eau salée. Et de sombrer dans les fonds marins avant de refaire surface et de se laisser gésir sur le plateau.
Humour, distance, goût du jeu cocasse et déchaînement physique d’un corps qui résiste bien, l’interprète sautille, accélère sa vitesse sur le plateau, freine ses mouvements, ralentit le geste, se calme puis sourit au public et rit de lui-même à vivre à telle allure, ainsi que les hommes vivent…
L’amour du cinéma lui vient de sa grande soeur, plutôt sympa, qui l’emmène volontiers dans les salles obscures à la découverte du monde, des autres, d’un au-delà de la famille et de Narbonne. Or, la soeur a ses propres démons, et Pierre n’est qu’un petit garçon, face à des parents qui ne s’entendent plus et desquels il assiste sans mot dire au délitement jusqu’à la tragédie paternelle.
Heureusement, l’imaginaire et les situations venues de la fiction - films français mais surtout films du monde entier, des Etats-Unis pour beaucoup, se font le réceptacle des douleurs enfantines - une courroie de survie et de sauvetage existentiel toute prête, accompagnatrice et bienfaisante.
La chambre d’enfance de Pierre est couverte d’affiches de films - signes d’un paysage et un d’un bel imaginaire. Il a d’ailleurs un oncle qui tient un magasin de cassettes-vidéo à Narbonne, caverne d’Ali-Baba pour l’adolescent émerveillé et déterminé à tout voir, même ce qui est interdit. Le bonheur et le malheur se vivent intensément du côté du cinéma inventif - porte ouverte aux émotions et vibrations -, alors que dans la réalité, les drames, les calamités personnelles affluent.
Au lycée à Montpellier, le cinéphile découvre le théâtre : il en fera sa vocation en partant pour l’Ecole du Théâtre national de Bretagne à Rennes, avec d’autres rencontres et des compagnonnages régénérateurs et emblématiques, Marcial, Elise… qui dureront. L’apprenti-acteur fera l’épreuve d’une disparition nouvelle, celle de l’être aimé, et restera seul, comme abandonné.
Demeure la vie qui va et le plaisir inouï de jouer sur une scène de théâtre, seul ou bien avec les autres, les deux possibilités sont appréciées à égalité et goûtées dans l’allégresse. Pierre, qui est imbattable sur les dates et les noms des lauréats des Césars et des Oscars, dans les différentes catégories, depuis leur création, crée en artiste des fictions qu’il met en scène et qu’il incarne.
La mémoire collective, à quelques ou nombreuses années près, sollicitée avec esprit à travers des films populaires et emblématiques, pétille et resplendit sur le plateau - un jeu de bien-être partagé.
Un spectacle rare, percutant et émouvant, délicat et intense, amusé et tonique - du grand art.
Une vie d’acteur de Tanguy Viel, mise en scène d’Emilie Capliez, avec Pierre Maillet. Assistante à la mise en scène Maëlle Dequiedt, scénographie Nicolas Marie, lumière Bruno Marsol, son Grégoire Harrer, costumes Claire Schirck. (Festival Re.Génération by Théâtre 14, du 14 mai au 23 juin). Du 24 au 27 mai 2022, mardi, mercredi, vendredi à 20h, jeudi à 19h, samedi à 16h et 19h au Théâtre 14 20 Av. Marc Sangnier, 75014 Paris. Tél : 01 45 45 49 77. Pierre Maillet du collectif Les Lucioles est présent sur la scène du Monfort théâtre du 3 au 11 juin, 3 scénarios de Fassbinder, Le Bonheur (n’est pas toujours drôle).
Crédit photo : Jean-Louis Fernandez