Une chanteuse, un ensemble
Anna Daniela Sestito a fondé l’ensemble Quadrivium, qui fait revivre une musique troublante, située aux confins de la Renaissance et de l’âge baroque.
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- 4 décembre 2018
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- Opéra & Classique
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L’OPÉRA EST NÉ À LA CHARNIÈRE du XVIe et du XVIIe siècle, dans les cours du Nord de l’Italie, Mantoue et Florence essentiellement. Anna Daniela Sestito, elle, a vu le jour en Calabre, cette région située à la pointe de la botte, celle qui tend le pied vers la Sicile, celle que Berlioz évoque dans Lélio comme la quintessence de l’Italie sauvage. Les récits qu’elle fait de son enfance ont quelque chose d’ensoleillé : « Petite fille, je jouais dans les rues, dans la cour de l’église. À l’âge de sept ans, j’ai commencé à étudier la musique, j’ai fait un peu d’orgue. » Ce qui ne l’empêche pas de fréquenter la faculté de droit (« J’étais idéaliste ! ») avant de s’inscrire au Conservatoire Gesualdo da Venosa de Potenza, où elle aborde le chant classique et le grégorien. Elle étoffera plus tard sa formation au Conservatoire de Neuchâtel en Suisse.
Chanteuse soliste, Anna Daniela Sestito s’est d’abord produite dans les théâtres de sa région natale. Jusqu’au jour où le chef Patrick Fournillier, à la faveur d’un Rigoletto dans lequel elle interprète le rôle de Maddalena, l’encourage à venir à Paris. Ce qui lui permet de rencontrer Caroline Dumas, célèbre élève du grand Charles Panzera, à l’École normale de musique. De retour en Italie, elle se met à la direction d’orchestre, mais revient en France où elle pressent qu’elle pourra donner corps à un projet qui lui tient à cœur : fonder un ensemble spécialisé dans une musique italienne méconnue, celle qui se situe, pour le dire rapidement, au carrefour de la Renaissance et de l’âge baroque. C’est ainsi que voit le jour l’ensemble Quadrivium (prononcer « Koua-dri-vioum », avec accent sur la deuxième syllabe), dont l’intitulé se réfère aux quatre sciences mathématiques de l’Antiquité : l’arithmétique, la géométrie, l’astronomie, la musique.
Jommelli, Caccini, Aleotti
L’ensemble Quadrivium, comme toutes les formations spécialisées, fait reposer ses interprétations sur un travail musicologique approfondi (analyse des partitions, histoire de la musique, recherche du style ad hoc, etc.). Anna Daniela Sestito, de par sa formation, est autant artiste que chercheuse ; sa participation en tant qu’interprète aux premières exécutions modernes de la Messe en ré majeur et de la Betulia liberata de Nicolo Jommelli, et de l’Euridice de Caccini (ouvrage créé en 1600, lors du mariage de Marie de Médicis et d’Henri IV, sur le livret qui servit aussi à l’Euridice de Peri), l’a en effet sensibilisée aux questions posées par la résurrection de partitions anciennes où l’on croise des codes et des habitudes qui n’ont plus cours. « J’effectue un travail de retranscription des partitions de Vittoria Aleotti en tenant compte des préoccupations de l’époque. Il n’est pas possible de noter cette musique en utilisant les critères d’aujourd’hui. »
Vittoria Aleotti ? La fille d’un architecte de Ferrare. Qui décida un beau jour d’entrer dans les ordres et choisit alors de prendre pour prénom Raffaela (si se confirme l’hypothèse selon laquelle Vittoria et Raffaela sont une seule et même personne, ce qui est probable mais n’est pas prouvé de manière définitive). « Je défends Vittoria en tant qu’historienne, précise Anna Daniela Sestito, uniquement parce que son destin est singulier et sa musique d’une grande beauté. Ma démarche n’est pas féministe mais scientifique et artistique. »
De fait, les madrigaux que nous a laissés Vittoria Aleotti (1575-1620) sont des pages inspirées, comme nous l’a montré l’ensemble Quadrivium lors du concert donné le 8 novembre dernier au Conservatoire des arts et métiers où il est en résidence ; un conservatoire pourvu d’une splendide chapelle envahie de voitures anciennes et d’avions comme un décor alla François Schuiten*, et dans laquelle les voix sonnent très favorablement. La simplicité d’une page comme « Cor moi perché pur piangi » répond au plus périlleux « Io pango che’l moi pianto » et à l’intensité d’« O dolc’eterno amore » et de « Io dal sofferto foco ». Écrits pour quatre voix, orgue, viole de gambe et archiluth, ces madrigaux combinent le raffinement de l’écriture et une certaine retenue expressive, tout en illustrant au plus près le texte. On reconnaît là un souci d’unir la poésie et les sons tout en évitant l’effet de redondance, à une époque où voit le jour le genre de l’opéra et où se repose avec lui l’éternelle question du rapport entre les mots, les notes et les intentions poétiques et théâtrales. En menant son double travail de musicologue et d’historienne, Anna Daniela Sestito se fait aussi archéologue des formes et des sensibilités.
Les madrigaux de Vittoria Aleotti répondaient ce soir-là à une suite de pièces de Monteverdi (dont le très beau Beatus Vir) sans souffrir outre mesure de la comparaison. Ils seront bientôt enregistrés par l’ensemble Quadrivium dans le même lieu.
Illustration : Anna Daniela Sestito (dr)
* Le dessinateur François Schuiten est également l’auteur de la décoration de la station de métro Arts et médiers.
L’Ensemble Quadrivium dirigé par Anna Daniela Sestito, interprète Monteverdu et Aleotti. Musée des arts et métiers, 8 novembre 2018. Prochains concerts : le jeudi 10 janvier (Barbara Strozzi et Cavalli) et le jeudi 14 mars (Isabella Leonarda et Alessandro Scarlatti). Rens. : https://www.arts-et-metiers.net/musee/concerts-ensemble-quadrivium
Le jeudi 16 mai sera donnée la seconde moitié des madrigaux de Vittoria Aleotti, au miroir, cette fois, de la musique de Domenico Scarlatti.