Un voyage en hiver (suite)

A la Cité de la musique, dans le cadre de la sixième Biennale d’art vocal, Christoph Prégardien et Michael Gees abordent le Voyage d’hiver de Schubert comme le plus douloureux des rêves.

Un voyage en hiver (suite)

Wanderer, Reisender, Fahrender  : le romantisme allemand a fait de celui qui erre (parce qu’il fuit ou parce qu’il cherche) le héros de toutes les nostalgies. A cet égard, le cycle de vingt-quatre lieder réunis par Schubert sous le cycle Winterreise (1827) est l’un des plus poignants portraits d’exilé ou de proscrit. On ne sait pas trop ce que fuit le héros de ce voyage : un amour impossible ? la société des hommes ? la vie sur la terre ? En même temps, il cherche ce qu’il fuit, sa nostalgie du retour nourrit son envie d’aller au loin, et c’est ce déchirement intime que Christoph Prégardien exprime avec le plus douloureux élan. Car il y a bien un élan dans cette manière d’enchaîner, lied après lied, la plainte et la confidence, le murmure et la révolte. Il y a aussi la douleur la plus ineffable dans cette manière de nuancer le propos de Schubert. Nuancer au sens d’enrichir, bien sûr, non pas au sens d’édulcorer. Et c’est le prodige, précisément, du lied selon Schubert, que de se prêter à toutes les humeurs, de permettre au cri, en une poignée de secondes, de devenir prière.

La voix de Christoph Prégardien a-t-elle perdu de son étoffe ? Mauvais procès, car elle se prête plus que jamais à toutes ces humeurs changeantes, à la violence comme à l’extase, avec un sens de la phrase accompli et des aigus en voix de tête rêvés. On sait gré aussi au chanteur de ne pas faire un sort à chaque mot, maniérisme insupportable, mais de privilégier l’unité de chaque lied sans jamais morceler la phrase (celle du poète Wilhelm Müller, ou celle du compositeur). De ne pas surjouer non plus la souffrance : Prégardien chante immobile, les bras le long du corps, fait rarement un geste de la main, avance quelquefois un pied ; à peine regarde-t-il vers le ciel quand il évoque Die Krähe (La Corneille). La comparaison avec un autre Winterreise entendu récemment (par Janina Baechle, à l’Amphithéâtre Bastille) est éclairant : Prégardien donne une légèreté irréelle à l’ensemble du cycle, et il suffit d’écouter Erstarrung (Engourdissement) pour se rendre compte du mouvement intérieur, souvent étouffé, qui anime cette musique. Une voix de mezzo ou de baryton, sans forcément donner plus de poids, ajoute souvent de l’inertie, malgré elle, aux pas du voyageur. Celle du ténor met, par sa couleur même, des soleils mouillés dans les harmonies et de l’agitation dans les rythmes de marche qui enserrent les lieder.

La salle des concerts de la Cité de la musique, malheureusement, et malgré un panneau de bois installé au fond de la scène, se prête mal à la musique vocale : la voix ne voyage pas, elle nous parvient dans un halo réverbéré alors que le piano, lui, est présent et plein de relief. D’autant que Michael Gees, qui remplaçait le vénérable Menahem Pressler, est un duettiste, un ami et non pas seulement un soutien. Le piano prend sa part de la révolte (Einsamkeit, Solitude ; Der stürmische Morgen, Le Matin d’orage), plus que le faisait Elisabeth Leonskaja avec Janina Baechle. Les premières mesures de Letzte Hoffnung (Dernier espoir) ont rarement paru vouloir s’affranchir à ce point de l’attraction tonale. Et jamais à ce point on n’a mesuré l’inanité des jugements selon lesquels le piano de Schubert, dans les lieder, se contente d’accompagner le chanteur d’une manière élémentaire.

photo : Christoph Prégardien (photo Marco Borggreve)

Schubert : Winterreise (Le Voyage d’hiver). Christoph Prégardien, ténor ; Michael Gees, piano. Cité de la musique, 8 juin 2013.

A propos de l'auteur
Christian Wasselin
Christian Wasselin

Né à Marcq-en-Barœul (ville célébrée par Aragon), Christian Wasselin se partage entre la fiction et la musicographie. On lui doit notamment plusieurs livres consacrés à Berlioz (Berlioz, les deux ailes de l’âme, Gallimard ; Berlioz ou le Voyage...

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