Du 15 mai au 9 juin 2024 à La Colline - Théâtre national.
Terrasses de Laurent Gaudé par Denis Marleau.
Dignité et pudeur d’une représentation cérémonielle.
Terrasses ne relève pas d’une écriture de témoignage mais d’une prose poétique à travers laquelle l’auteur Laurent Gaudé entrelace les voix chorales des victimes, des passants et observateurs saisis par l’horreur - secouristes, policiers, infirmiers, parents -, un défi à la terreur par la présence d’un chant vivant, célébration grave d’une humanité restée debout.
La communauté évoquée est celle d’une tragédie collective, l’épreuve des attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Sont évoquées les turbulences de ce soir-là au Stade de France à Saint-Denis, où spectateurs et joueurs ne saisissent pas ce qui se passe à l’extérieur.
En majesté, le chœur - dix-sept interprètes - assis sur un banc, réparti à cour et à jardin sur le plateau de théâtre- communauté convoquée se levant d’un seul mouvement - avant que ce groupe ne soit remplacé par le portrait d’un seul qui révèle de soi une part universelle d’humanité.
Entre réalité et fiction, le spectacle n’est pas un documentaire articulé sur des sources journalistiques, historiques et politiques, il évoque la libre ré-appropriation d’un drame présent à la mémoire de tous. Les personnages sont lucides, au fait de l’événement qui les a vaincus, aptes scéniquement à explorer leur âme - peurs, désirs, angoisses - grâce à l’écriture et au théâtre qui autorisent ce retour à soi - un regard ou point de vue impossible dans le rapt de la réalité.
Un spectacle tendu et à couper le souffle, entre le recul et la distance, le respect des victimes disparues ou survivantes qui met sobrement à nu un événement inouï où l’effroi de l’expérience vécue ne lâche plus sa proie - les êtres et leurs proches. Considération philosophique du hasard qui tue obstinément : chance, malchance, destin sinueux.
« Il est là. Le Hasard. Il s’avance, descend la rue de son pas irrégulier, murmurant entre ses dents une chanson au refrain effrayant : « Toi, oui… Toi, pas... » Mais qui l’entend pour l’instant ? Qui se doute qu’il est venu pour régner et que c’est lui, désormais, qui va décider de nous, décider de tout. «
Le hasard rassemble toutes ces personnes aux fonctions et aux existences diverses qui ont vu leur destin basculer : « Un jour normal – ce qui veut dire que rien n’a empêché le cours de nos vies. Certains ont été chanceux, d’autres pas, mais ce n’est pas cela qui va marquer cette journée. Bientôt, nous oublierons parce que tout ce qui précède va être avalé par ce qui vient. C’est comme un trou noir en fin de journée qui va dévorer tout ce que nous aurons vécu pour arriver jusqu’à lui. Seul compte l’abîme. Et il est tout près. »
Certains vivent les attaques successives, à la fois attablés à la première terrasse, à la seconde, puis dansant au Bataclan. L’une s’était préparée dès le matin à voir son amante dans la soirée, une autre allait avec sa soeur jumelle venue de Barcelone, fêter leurs trente ans, Un autre, décontenancé par le monde rassemblé sur cette terrasse-ci, choisit de traverser la rue pour aller ailleurs : il est « sauvé » mais il a tout vu. Une autre encore, mère d’une petite Lila, se rend au concert, fâchée avec son compagnon.
Dignité et pudeur dans cette représentation cérémonielle - oratorio - de ce qui n’aurait dû avoir lieu. Sur un sol qui perd ses assises peu à peu, s’ouvrant et se refermant en des trappes traitresses ou fissures improbables, et sous l’écran immense du lointain saturé d’images en noir et blanc indistinctes - lumières d’une nuit parisienne ou se surajoutent les éblouissements des phares de voitures de police, de véhicules de secours, les images de chaises renversées et abandonnées en terrasse nocturne, des multiples fenêtres éclairées des immeubles attenants ; et le silence.
Le metteur en scène Denis Marleau et la scénographe Stéphanie Jasmin font preuve de rigueur et de simplicité, au-delà de l’héroïsme ou de la violence qui avale les vies. Voix des vivants et des morts entremêlées, les récits ouvrent à la lumière, à la possibilité de l’amour dans les jours qui passent, et au désir inépuisable de vivre sans peur.
Restent à jamais les signes et gestes d’attention et de soutien aux blessés par les témoins. Et les jeunes gens n’en décident pas moins de danser encore, bras levés dans un corps libre : « Nous resterons tristes longtemps mais pas terrifiés. Pas terrassés. »
Terrasses, texte Laurent Gaudé (Actes Sud-Papiers, 2024), mise en scène de Denis Marleau, scénographie, vidéo et collaboration artistique Stéphanie Jasmin, musique originale Jérôme Minière, lumières Marie-Christine Soma, costumes Marie La Rocca, maquillages et coiffures Cécile Kretschmar, conseil chorégraphique Stéfany Ganachaud. Avec Marilou Aussilloux, Sarah Cavalli Pernod, Daniel Delabesse, Charlotte Krenz, Marie-Pier Labrecque, Jocelyn Lagarrigue, Victor de Oliveira, Alice Rahimi, Emmanuel Schwartz, Monique Spaziani, Madani Tall, Yuriy Zavalnyouk et Anastasia Andrushkevich, Orlène Dabadie, Axel Ferreira, Lucile Roche, Nathanaël Rutter de la Jeune troupe de La Colline. Du 15 mai au 9 juin 2024, du mercredi au samedi 20h30, mardi 19h30, dimanche 16h, relâche le 19 mai, à La Colline Théâtre National, 15, rue Malte-Brun 75020 - Paris. Tél : 01 44 62 52 52, billetterie.colline.fr
Crédit photo : Simon Gosselin.