Tendresse à quai d’Henri Courseaux
Un bijou de haute fantaisie
Un homme âgé et une femme jeune se retrouvent côte à côte sur un quai de gare. Début d’une histoire d’amour ? Prémisses d’un chabadabada ? Pas du tout ! L’homme au chapeau éprouverait bien un grand minimum de désir pour l’inconnue, mais, même quand deux êtres se trouvent à portée de main, tout peut se passer dans la tête plus que dans l’épiderme. Et, en effet, leur activité cérébrale est effervescente. Lui est romancier, avec un prix Goncourt qui, dans son dos, prend la poussière. Elle est un cadre commercial flanqué à la porte de sa dernière boîte. Cela pourrait faire une romance mais leur imagination emprunte plus de directions que tous les trains qui circulent autour d’eux. Lui rêve bien d’amour, mais aussi d’écriture, du passé, de l’avenir, de sa femme, de ses amis, de son éditeur, de lui-même. Sa façon d’être tourné sur lui-même est le contraire du narcissisme : il est persuadé qu’il n’existe pas. D’ailleurs, il existe si peu qu’il devient d’autres individus, comme cet éditeur qui est son contraire, puisqu’il ne comprend rien à la littérature, et en qui il se transforme quand il joue à n’être plus lui-même. Tandis que son voisin de quai saute de la réalité à l’irréel dans de perpétuelles glissades, elle fait de même, avec des sauts moins littéraires (parfois dansés), en quête d’une personnalité difficile à fixer et de personnages dans lesquels on se glisse avant de les abandonner pour une autre figure, une autre situation, un autre état d’âme. A la première seconde, l’auteur en scène - plus malin qu’une ribambelle de singes - nous avait prévenus qu’il ratait toujours les débuts de ses textes. Dans les dernières minutes, il nous confie qu’il rate ses conclusions avec une égale maladresse. Aussi nous propose-t-il plusieurs conclusions où tous deux passent d’une vérité à une autre. A nous de choisir, de croire à tout, de ne croire à rien, ou plutôt de repartir avec cette richesse contradictoire.
Ainsi résumée, la nouvelle pièce d’Henri Courseaux peut faire penser à un exercice de l’Oulipo, façon Pérec ou Fournel. Il y a de ça dans ce jeu aux très brillants zigzags : les modifications continues d’une histoire multiple et instable disent l’ambiguïté comique de nos existences, mais aussi que la vie ne vaut la peine d’être vécue que si on en change les couleurs à volonté. Transmettre l’effroi d’un monde incertain ne peut être, chez Courseaux, qu’une offrande survitaminée en rires. Il a le sens du tremblé mais aussi celui de la formule nette, qui tranche, fait mouche, ridiculise. Dans ses délicieuses convulsions, le texte est aussi un chant d’amour à la littérature et une moquerie de certaines modes : les écrits trop courts où l’on croit tout dire en trois lignes, les formules toutes faites d’une certaine presse, la passion de ce mot « pitch » qui participe à l’élaboration de notre charabia d’aujourd’hui… Le danger, pour le satiriste, serait de se ranger sans s’en rendre compte parmi les gens qui se laissent circonscrire par la nostalgie. Mais Courseaux ne prend dans la passé que des alliés essentiels ; il en embarque deux qui sont de taille : Mallarmé et son obsession d’atteindre au diamant, Jacques Brel qui traduit si bien nos attentes dans sa chanson Madeleine. Avec de telles références, si on a l’humour en héritage, on peut patiner sur la glace la plus savonnée sans tomber.
Stéphane Cottin met en scène ce face à face cubiste en demandant à la mise en scène son degré le plus hostile au spectaculaire : les deux interprètes ont chacun un angle où exister, à quelques mètres l’un de l’autre, et ils y restent le plus souvent possible, comme deux solitudes attendant que l’attraction trace les pointillés du cheminement qui les rapprochera. En même temps, le style est celui du détail qui, changé en un instant, a la force immédiate des écarts dans une entrée de clowns. Marie Frémont, pour qui a été écrite la pièce, dégage beaucoup de mystère sous une apparence quotidienne, douce et songeuse : elle sait être en même temps là et ailleurs, au gré d’un merveilleux funambulisme délicat. Henri Courseaux porte la virtuosité de son texte en athlète de la scène qui est toujours dans la juste puissance de la parole et du geste. Il rit sous cape des farces qu’il fait à l’esprit de sérieux régnant dans certaines chapelles mais surtout file avec un brio discret dans une course périlleuse, entièrement dessinée en lignes brisées. Serti par Stéphane Cottin qui ne cherche pas le scintillement mais l’éclat exact, voilà un bijou joyeux. Il y est très peu question de tendresse, mais celle-ci ne reste pas à quai. La haute fantaisie de Courseaux est d’autant plus sensible qu’elle affiche le moins possible ses sentiments.
Tendresse à quai d’Henri Courseaux, mise en scène de Stéphane Cottin, lumières de Marie-Hélène Pinon, son de Michel Winogradoff, chorégraphie de Jean-Marc Hoolbecq, costumes de Chouchane Abello Tcherpachian, avec Henri Courseaux et Marie Frémont.
Studio Hébertot, 21 h, tél. : 01 42 93 13 04. (Durée : 1 h 30).
Photo Léonard.