L’autre voyage, d’après Schubert, à l’Opéra Comique
Schubert, l’éternel Wanderer
Salle Favart, Stéphane Degout et Raphaël Pichon sont les héros d’un voyage qui tient autant de l’errance que de la Passion.
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- 2 février
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IL Y A LE VOYAGE D’HIVER, BIEN SÛR, aboutissement de l’art de Schubert. Mais, quand bien même le musicien ne se serait guère aventuré au-delà de Vienne, la vie entière de Schubert semble être un voyage circulaire qui lui aurait permis, étape après étape, de jeter aux quatre vents ses partitions inachevées. Car c’est l’un des mystères qui enveloppe le destin de Schubert : pourquoi, chez lui, à côté de partitions merveilleusement accomplies, tant d’œuvres abandonnées en cours de route ? Pourquoi tant d’opéras avortés ? Pourquoi sept symphonies seulement (dont l’Inachevée, on ne peut plus cohérente, paradoxalement, avec ses deux seuls mouvements) sur la quinzaine entreprise ?
C’est à partir de toutes ces questions que Raphaël Pichon et Silvia Costa ont réuni une trentaine de pages puisées dans l’ensemble de l’œuvre de Schubert, afin d’élaborer une trame dramatique sans prétendre construire un opéra imaginaire. Trente fragments peu connus, puisés dans des opéras (Fierabras, Alfonso und Estrella, le drame sacré Lazarus), des œuvres religieuses ou symphoniques, et bien sûr dans les très nombreux lieder que nous a laissés le musicien. Le tout évoque un parcours spirituel : celui d’un médecin découvrant avec terreur que le corps qu’on lui a donné à autopsier est le sien. Il assiste à ses funérailles puis plonge dans des cauchemars au cours desquels apparaît son enfant. Une femme et la figure de l’amitié vont peu à peu le guider sur le chemin de la réconciliation avec lui-même et avec le monde.
Il s’agit là d’une dérive sentimentale et onirique, aussi lâche que celle qui sous-tend le cycle du Voyage d’hiver, mais qui permet, de la même manière, un glissement continu d’une humeur à l’autre. Inutile de dire que les musiques réunies ici sont toutes belles, inspirées, poignantes. Leur agencement est fait avec une belle sensibilité, dans un esprit on ne peut plus lunaire, si bien sûr on accepte le parti pris de départ : il ne s’agit pas de la représentation d’une œuvre de Schubert, mais d’une errance à ses côtés, en compagnie de sa musique, avec des textes nouveaux (imaginés par Raphaëlle Blin) adaptés à telle ou telle musique, et des orchestrations nouvelles (signées Robert Percival) à partir d’œuvres pour piano.
L’inquiétante lumière de la lune
Cet Autre voyage, fait de fragments, est tour à tour nocturne, fantastique, funèbre, lumineux, on oserait dire : schumannien, au détour de telle ou telle humor, avec ce sommet qu’est le lied Der Doppelgänger (« Le Double », ou « Le Sosie »), donné ici dans l’orchestration de Liszt, et chanté superbement par Stéphane Degout. Car la tenue du spectacle tient aussi, bien sûr, à ses interprètes. Si Stéphane Degout exprime la terreur ou l’apaisement avec cette voix pleine, ce timbre riche qu’on lui connaît, on goûte aussi la chaleur de Laurence Kilsby, qui incarne le personnage fraternel de l’Amitié. On retrouve avec plaisir Siobhan Stagg, qui avait chanté dans Elias avec Stéphane Degout et Raphaël Pichon, et prête ici sa voix à l’Amour avec une exaltation contenue. Il faut ajouter à la distribution le jeune Chadi Lazreq, qui chante et joue avec ce qu’il faut d’assurance, et la Maîtrise populaire de l’Opéra Comique, dont l’entrain est réjouissant. Quant à Raphaël Pichon, il dirige le Chœur et l’Ensemble Pygmalion, essentiellement dans des ambiances et des couleurs sombres, avec l’engagement qu’on lui connaît.
Le spectacle imaginé par Silvia Costa fait surgir l’angoisse des images les plus réalistes : un rouet, au début, pour filer la métaphore du temps ; une salle de dissection blanche rougie de sang ; un intérieur fissuré par l’angoisse. Il y a bien un ou deux poncifs (la télévision, la projection de films de famille), mais le fil est tenu jusqu’à la fin. Comme on aimerait cependant que le public se retienne d’applaudir bruyamment, dès avant que le noir se fasse dans la salle, après tant d’extase et de mélancolie !
Et pour se persuader, s’il en était besoin, que l’univers de Schubert trouve en Stéphane Degout son digne interprète, on ne manquera pas d’aller entendre Le Voyage d’hiver (Winterreise), le 14 février, toujours à l’Opéra Comique. Alain Planès sera ce soir-là au piano.
Illustration : le tout début de L’autre voyage (photo Stefan Brion)
L’autre voyage, d’après Schubert. Avec Stéphane Degout (L’Homme), Siobhan Stagg (L’Amour), Laurence Kilsby (L’Amitié), Chadi Lazreq (L’Enfant). Mise en scène et décors : Silvia Costa ; costumes et vidéo : Laura Dondoli ; lumières : Marco Giusti. Maîtrise populaire de l’Opéra Comique (dir. Sarah Koné), Orchestre et Chœur Pygmalion, dir. Raphaël Pichon. Opéra Comique, 1er février 2024. Dates suivantes : 3, 5, 7, 9 et 11 février ; puis les 6 et 8 mars à l’Opéra de Dijon.
Diffusion sur France Musique : le samedi 9 mars à 20h.