Paris, Lucernaire jusqu’au 18 mars 2012
Proudhon modèle Courbet de Jean Pétrement
Querelle de génies
Parfois, des géants de l’Histoire se sont croisés sans se comprendre et en se disant à peine « bonjour, bonsoir ». Et leur dialogue imaginaire écrit par un auteur de théâtre relève de la fiction ou, quand, par malheur, la plume pèse sous une encre lourde, de la dissertation. Mais la rencontre de Proudhon et de Courbet, qui inspire la nouvelle pièce de Jean Pétrement, n’a rien de théorique. Les deux hommes se connaissaient bien. Il fallait sans doute avoir une certaine familiarité avec la ville de Besançon, y être installé même, pour penser à ce lien réel entre le théoricien du socialisme et le peintre du réalisme. Le premier est né dans la capitale de la Franche-Comté en 1809, le second est né non loin de là, à Ornans, en 1819. D’ailleurs Pétrement s’appuie sur un fait précis, l’écriture de l’essai que Proudhon écrivit à propos de la peinture de Courbet, Du principe de l’art et de sa destination sociale. Or Pétrement dirige à Besançon la compagnie Bacchus, productrice de ce spectacle. Il fréquente quotidiennement ces grands fantômes !
Nous sommes chez Courbet, à Ornans, dans les années 1850. L’artiste est en train de trousser à la fois une toile et un modèle. Le modèle est un peu oublié, mais la toile, gigantesque, est à présent mondialement célèbre : L’Atelier du peintre (que la scénographe Magali Jeanningros a ici remarquablement reconstitué dans une première version, ce n’est pas tout à fait le tableau qu’on peut voir au musée d’Orsay ! ) Chaud lapin, buveur, ripailleur, Courbet est alors dérangé par l’arrivée d’un homme qui est son frère et son contraire : l’austère, le prude, le doctrinaire Proudhon, celui qui entend renouveler la pensée socialiste – « La propriété, c’est le vol », c’est lui ! – et a fait de la prison pour ses idées.
Courbet interrompt son entracte voluptueux pour discuter avec le visiteur, ami de longue date, mais personnage ombrageux. Le peintre souhaiterait que l’opposant à Napoléon III lui écrive un texte qui serve de manifeste – à partir de la toute neuve notion de réalisme. L’homme politique pense que l’art est dépravé et bourgeois mais il a de la sympathie pour des gens comme Courbet et Baudelaire. Il veut bien essayer, tout en étant fort choqué par les mœurs de son hôte. Au fil de la rencontre, ce n’est pas le réalisme qui lui tombe sur les épaules, mais la réalité - avec le modèle rapidement rhabillé qui se moque de ses attitudes de moine laïque, un braconnier qui apporte du pâté de lapin et de la mirabelle à consommer sans égard pour le débat en cours, la vraie nature de Courbet pas très regardant sur les principes et la morale de la clientèle fortunée. Tous viennent du peuple mais tous ne rêvent pas de justice sociale et de dogme artistique…
La pièce, qui a bien raison de prendre quelques libertés avec l’Histoire, est passionnante : on a un peu oublié Proudhon, bien que l’Histoire se soucie à nouveau de lui (Edward Castleton publiera bientôt d’énormes inédits), Courbet a été sacré maître par la postérité ; le voici chahuté sur son piédestal. Jean Pétrement compose un duel rigoureux entre une mise en jeu et une conclusion rabelaisiennes. L’aspect gaillard a la gaîté des repas bien arrosés, peut-être un peu trop, mais Jean Pétrement, dans son texte comme dans sa mise en scène, met ainsi en plein relief le contraste entre l’exercice de la pensée et les conformismes conscients et inconscients, tout en lui donnant une savoureuse couleur locale. Il est lui-même, comme acteur, un Proudhon de haute volée, très vraisemblable, droit comme un héron, vieux et enfantin à la fois. Alain Leclerc dessine un Courbet également convaincant, à la fois usé et transporté par la bamboche, misérable et grandiose, comme dépassé par son œuvre et ce qu’il parvient à en dire, l’esprit brouillé et touffu comme les couleurs mêlées sur la palette. La couleur locale – et bien plus -, c’est Lucien Huvier, franc-comtois dans le parler mais surtout bonhomme jusqu’en être terrifiant, bon enfant jusqu’à en être ignoble. Enfin, Diana Laszlo est le modèle avec la sensualité voulue, derrière laquelle elle exprime une poignante et farouche volonté de vivre. L’on se réjouit qu’un instant charnière du XIXe siècle ait été ainsi repeint, dans une lumière de feu qui tournoie, avec les pinceaux du théâtre.
Proudhon modèle Courbet de Jean Pétrement, mise en scène de l’auteur, décor de Magali Jeanningros, lumière de Baptiste Mongis, collaboration artistique de Maria Vendola, avec Alain Leclerc, Jean Pétrement, Diana Laszlo, Lucien Huvier. Au Lucernaire du mardi au samedi à 20h,dimanche à 17h. tél. : 01 45 44 57 34, jusqu’au 18 mars 2012. Durée : 1h10.
Texte aux éditions Latham, avec une postface d’Edward Castleton..