PARADISO DE MARTINELLI ET MONTANARI A RAVENNE
Nous sommes tous Dante lui-même
" Celui qui croyait au ciel, celui qui n’y croyait pas ", disait Aragon pour opposer et unir deux formes d’humanité, les fidèles des pensées mystiques et les matérialistes. Mais, au fond, cela n’a pas d’importance quand on se hisse dans les hautes luttes de l’esprit et du dépassement des notions d’usage commun. L’œuvre de Dante, toute religieuse qu’elle soit, va au-delà des querelles d’églises, de partis et de clans sociaux. L’immense poète italien chante Dieu avec une audace philosophique qui ne respecte pas grand-chose et où il fait bon s’aventurer sous la formidable lumière des mots. Dante, justement, on le célèbre fort ces temps-ci puisque, dans l’année 2021, est intervenu le 700e anniversaire de sa mort, anniversaire qu’une épidémie non médiévale a prolongé au-delà du temps prévu. L’Italie aligne les événements plus que tous les autres pays. bien sûr. L’un des spectacles créés là-bas à cette occasion, la transposition par Marco Martinelli et Ermana Montanari des trois parties de La Divine Comédie, dont le dernier volet, Paradiso, voit le jour cet été (après qu’eurent été donnés L’Enfer et Le Purgatoire entre 2017 et 2021), montre admirablement comment peuvent se rencontrer le langage littéraire et le langage dramatique. On sait que cela ne marche pas toujours ! Mais la mise en jeu, le geste de pétrir le verbe, l’appropriation du texte sans égotisme - bien au contraire, c’est une offrande comme on partage le pain, ce qui, d’ailleurs, se produit au cours de la soirée : du pain croustillant est distribué aux spectateurs -, la représentation physique et esthétique, une pensée de tous les instants donnent à la tumultueuse songerie de Dante une puissance scénique rare et fraternelle.
Cela se passe à Ravenne, en Emilie-Romagne, là où Dante se réfugia et mourut. Le spectacle, qui est à moitié itinérant, part précisément de l’authentique tombeau de Dante. Les portes du mausolée sont ouvertes. Ermanna Montanari et Marco Martinelli, aux tenues d’un blanc ivoire, lancent leur " convocation " qui est, tout simplement, un appel à entreprendre ensemble une quête imaginaire et concrète du paradis. Dans le public, l’on répète souvent certains vers, après les acteurs : les chants de Dante sont leur patrimoine, leur trésor souvent appris dans l’enfance. Les deux orateurs prennent la tête d’un long groupe où se mêlent les spectateurs et d’autres comédiens. Marco et Ermana assument les rôles de guides, à la manière de Virgile tel que le poète l’a figuré dans L’Enfer. Mais ils n’incarnent pas Dante et Béatrice, même s’ils en portent le reflet. Dante, c’est nous. Nous tous qui, avec eux, marchons dans les rues de Ravenne, levant les yeux vers les façades où, dans l’encorbellement des balcons, des enfants ou des adultes, tous en blanc, chantent de la musique sacrée et tracent des signes mystérieux. Au terme de la marche, un autre chœur attend les spectateurs marcheurs ; le spectacle alors change de rythme, jouant avec la fin du jour et l’arrivée de la nuit, cessant le mouvement fluvial du public pour l’installer face aux acteurs et musiciens ; ceux-ci sont placés au coeur et à l’avant d’une immense demeure ou vont et viennent sur le gazon tué par la chaleur.
Des acteurs de métier et une centaine d’habitants acteurs
On ne peut tout évoquer de cette épopée diurne et nocturne où tout naît et se noue dans la surprise des brassages collectifs. Chacun, donc, est Dante à la recherche du paradis, en compagnie d’une centaine d’habitants de Ravenne qui ont appris une partition de choriste du geste (et de la voix) et qui, presque tous liés par une blancheur immaculée, reprennent sur un autre mouvement le principe fondateur de la procession. Tout cela se fait sans lourdeur, dans la grâce, avec parfois des enfants féeriques traversant l’espace à bicyclette. Quatre acteurs, mués en statues du Bernin, gardent la fixité du marbre à l’étage supérieur de l’architecture centrale et, par à-coups, rompent leur immobilité et leur silence pour être les personnages qui projettent à voix brûlante les réflexions et les admonestations du poète. Martinelli injecte là et ailleurs quelques anachronismes bienvenus, des poèmes d’autres auteurs (Dickinson, Chesterton) et jusqu’à une diatribe contre le pouvoir de l’argent du… pape François. Il y a foule de baladins sur la pelouse, il y a foule de spectateurs dans les gradins. Il y a la paix et la guerre dans la musique tendre et féroce, classique et électronique de Luigi Ceccharelli.
Ce Paradiso associe la simplicité du sentiment qui mène à la bonté et la complexité du débat conceptuel (et pourtant populaire) dans une forme théâtrale inventive qui se souvient des manifestations antiques, spirituelles et politiques. Marco Martinelli, l’homme de la " non-école " - sous l’impulsion des anti-concepts de sa non-institution il a fait porter par des jeunes du monde entier les plus grands textes du théâtre et de la littérature comme il le conte dans son livre Aristophane dans les banlieues - n’a aucune solennité dans sa manière d’être et de jouer. Il est touchant, sans effets, profond et aussi rieur dans son interprétation très intériorisée, nourrie de l’idée d’une " transhumanité ". Ermanna Montanari est dotée elle aussi de la bienveillance qui donne à son dire parfait une vérité qui atteint le cœur, la tête et toutes les cellules qui peuvent en nous secréter ce sentiment précieux appelé la joie. Qu’il croie au ciel ou qu’il n’y croie pas, l’amoureux du théâtre qui se rend à cette fresque du Teatro delle Albe, pousse des portes, entre dans des cercles, passe d’une dimension à l’autre, comme procède, précisément, dans l’écriture inquiète de ses chants, Dante Alighieri, citoyen de Florence mort à Ravenne.
PARADISO , " Convocation citoyenne pour la Divine Comédie de Dante Alighieri "
Conception, direction artistique et mise en scène de Marco Martinelli et Ermanna Montanari.
Musique originale de Luigi Ceccarelli.
En scène : Ermanna Montanari, Marco Martinelli, Luigi Dadina, Alessandro Argnani, Roberto Magnani, Laura Redaelli, Alessandro Renda, Camilla Berardi
et les citoyens de la Convocation citoyenne,
Vincenzo Core guitare électrique, Giacomo Piermatti contrebasse, Gianni Trovalusci flûtes, Andrea Veneri live electronics et avec Mirella Mastronardi. Voix,
espace scénique et costumes élèves de l’Académie des Beaux-Arts de Brera Milan-Ecole de décor et costumes coordonnés par Edoardo Sanchi et Paola Giorgi. Conception lumières de Fabio Sajiz, production de Ravenna Festival/Teatro Alighieri
en collaboration avec Teatro delle Albe/Ravenna Teatro avec le financement du Comune di Ravenna.
Ravenna festival, itinéraire de la tombe de Dante (9, via Dante Alighieri) aux Giardini Pubblici. Renseignements, réservations : www.ravennafestival.org et www.teatrodellealbe.com Jusqu’au 8 juillet (à 20 h, durée : 1h50). Dans le même festival, une autre compagnie, Nanou, présente sa version du Paradiso : une performance sans un mot, d’une chorégraphie énergique et énigmatique.
Marco Martinelli a publié en français Aristophane dans les banlieues, pratique de la non-école (traduction de Laurence van Goethem, Actes Sud, 2020) et a participé au dossier Dante : un appareil à capter l’avenir de la revue Po&sie (numéros 177-178, Belin, 2021).
Photo Teatro dell’Albe.