Oncle Vania d’Anton Tchekhov
Ces arbres qu’on abat
On ne se lasse pas de voir des mises en scène des pièces de Tchekhov tant elles se prêtent à des lectures diverses. On n’en finit pas de découvrir les strates infinies qu’elles recèlent. Voir Tchekhov interprété par les merveilleux comédiens russes du Théâtre des Nations de Moscou et dans sa langue ajoute au plaisir, même si on ne comprend pas un mot de russe. Sous le regard de Stéphane Braunschweig, qui a créé la pièce à Moscou en septembre 2019, Oncle Vania décrit une société très désespéré, plus dépressive que jamais ; les personnages ont tous des raisons de pleurer sur leur vie solitaire, sans amour, ingrate ; de la confrontation entre deux mondes antagonistes, la pénibilité de la vie à la campagne et l’oisiveté petite-bourgeoise, il ressort que le pouvoir est toujours du même côté mais que les uns ne sont pas plus heureux que les autres. Braunschweig dessine chaque personnage avec une grande précision, il accentue les reliefs comme soulignés d’un trait noir de fusain, les émotions, les excès de colère, d’alcool, de tristesse. Les propos écologistes d’Astrov, le médecin, résonnent étrangement. Par sa bouche, Tchekhov alerte sur la destruction de la planète par l’égoïsme et l’inconséquence des hommes qui détruisent sans songer à reconstruire. En plus de s’occuper de la protection des forêts et de leur gestion raisonnée, le médecin est végétarien. On n’avait probablement jamais autant prêté attention à la modernité de ces propos que Tchekhov exprime aussi dans La Mouette ; la voix des lanceurs d’alertes a mis du temps à parvenir à nos oreilles. Le metteur en scène a mis cette question au coeur du spectacle ; question qui menace notre avenir dont l’horizon semble curieusement aussi bouché que celui des personnages de Tchekhov, selon des modalités différentes.
La scénographie toute en horizontalité, sans perspective, de Stéphane Braunschweig de bois gris clair, la forêt debout au début et abattue à la fin, associée aux belles lumières de Marion Hewlett, donne le mouvement et le ton de la mise en scène qui s’écarte résolument des lectures surannées.
Les personnages sont habités, dévastés par leurs émotions (on évite le meurtre d’un rien). Le courant de sensualité survoltée qui les traverse est l’expression d’une frustration et d’une insatisfaction existentielles qui conduit les personnages à rêver d’amours impossibles. Ils se noient, tombent à l’eau dans le grand baquet au centre du plateau, s’y poussent les uns les autres, s’aspergent pour tenter de reprendre leurs esprits mais se noient malgré tout dans leur malheur. Les comédiens sont tous exceptionnels. Le vieux professeur et propriétaire du domaine (interprété par Victor Verjbitski), véritable tyran domestique et écrivain raté, est parfaitement odieux ; Elisaveta Boyarskaya interprète sa jeune épouse, Helena, avec une beaucoup de grâce, d’ambiguïté et de sensualité ; Anatoli Béliy est Astrov, le médecin de campagne écolo et séduit par Helena comme par un mirage qui ne s’intéresse pas à la petite Sonia (Nadjeda Loumpova) amoureuse de lui, résignée à son sort et plus raisonnable que son oncle Vania (Evgueni Mironov) doué d’une rare force d’autodestruction, profondément révolté mais qui n’a pas les moyens de sa révolte. Tous finalement s’éteignent, tout espoir ravalé, et rien ne change. Et la petite Sonia de conclure la pièce par un terrible "il faut bien vivre". Rarement on a eu cette impression d’approcher au plus près ces personnages attachants et irritants tout ensemble, d’en apprécier les moindres inflexions.
Oncle Vania d’Anton Tchekhov, en russe, surtitré en français. Mise en scène et scénographie, Stéphane Braunschweig. Avec Anatoli Béliy, Elisaveta Boyarskaya en alternance avec Yulia Peresild, Nina Gouliaéva en alternance avec Irina Gordina, Dmitri Jouravlev, Nadejda Loumpova, Evguéni Mironov, Yulia Peresild, Ludmila Trochina, Victor Verjbitski. Lumière, Marion Hewlett. Costumes, Anna Hrustalyova. A l’Odéon Théâtre de l’Europe jusqu’au 26 janvier 2020 à 20h. Durée : 2h30 (entracte compris). Résa : 01 44 85 40 40.
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