Du 10 au 24 octobre 2025 au TNP - Théâtre National Populaire - Villeurbanne.

Manières d’être vivant d’après Baptiste Morizot, mise en scène Clara Hédouin.

Les êtres humains habités irréversiblement par leur part d’animalité.

Manières d'être vivant d'après Baptiste Morizot, mise en scène Clara Hédouin.

Passionnément inspirée par les travaux du philosophe Baptiste Morizot, Clara Hédouin adapte au théâtre Manières d’être vivant, conviant les spectateurs à vivre une « expérience de la pensée » - drôle de formulation inattendue, tant la pensée ne nous quitte pas, ou plutôt tant elle fait corps avec soi - corps et conscience. Soit la belle défense de l’idée que l’humain est fait du tissage avec les autres formes de vie et que son existence dépend aussi d’elles.

Six pisteurs ahuris au Col de la Bataille - Baptiste Drouillac, Adrien Guiraud, Manon Hugny, Maxime Le Gac-Olanié, Liza Alegria Ndikita, Jenna Thiam - errent dans la montagne, disséminés puis réunis : ils ont perdu la trace de la meute. Les loups, furtifs, se sont dérobés - mirages à quatre pattes, rêves ou semblants de loups ou même fantômes de loups. Leurs corps et leur cœur leur font gravir et dévaler des pentes en moins de temps qu’il faut à l’être humain pour s’orienter. Épuisée, égarée, la bande d’humains - métaphore dégradée de la meute de loups - accomplit une enquête inédite traquant dans la neige le monde vivant et les idées à travers la voix intérieure de chacun.

Les chercheurs traqueurs reconstituent et interprètent, incarnant des concepts : l’Empathie ou l’Amour, le Doute, l’Attention, la Poésie, le Raisonnement et l’Imagination. Les corps sont habités d’"ancestralités animales" déposées par l’Histoire évolutive : vivants et idées sont des spectres en soi et hors de soi, Intimes et étrangers, lourds de millions d’années.

Clara Hédouin incline pour les spectacles hors les murs des théâtres. La saga théâtrale Les Trois Mousquetaires, créée de 2012 à 2018, se déroulait dans des friches urbaines, cités, parkings, jardins, châteaux ou ruines. En 2022, Que ma joie demeure, imaginé à partir du roman de Jean Giono, emmenait le public dans une randonnée théâtrale en pleine nature.

Manières d’être vivant choisit - manière de dialogue - un jeu entre intérieur et extérieur, entre la boîte noire de la fiction théâtrale et la nature ouverte et ses paysages. C’est une réussite scénique d’avoir osé entretenir ainsi un feu incandescent, dans la nuit d’un plateau de théâtre, proposant à la vue du public un bivouac - sorte de campement sommaire, temporaire et léger, monté du coucher au lever du soleil, et qui permet aux personnes exposées de passer la nuit dans un milieu sauvage - forêt, montagne, désert…- ou de s’abriter lorsque les conditions météorologiques l’imposent - pluie, orage, grêle, tempête. La scène fait advenir avec délicatesse la réalité et la force des quatre éléments bachelardiens, souffles de vent et pluies fines, enneigement, conditions climatiques desquelles nul ne peut se déprendre.

Sont évoqués au-dessus du feu rougeoyant les déplacements des bandes d’oiseaux - hirondelles, passereaux, mésanges bleues, rapaces, balbuzards …- mais aussi les chevreuils, les lapins, etc…, dans la fascination pour la danse des migrations animales, un ballet gracieux dont on ne se lasse pas et qui nous fait lever un regard respectueux et admirer l’immensité du cosmos.

Et forcément, est évoqué le loup, puisque il en est question dans cette quête épique des pisteurs, et surtout son hurlement étrange qui interpelle l’être humain, tant il révèle une histoire intérieure existentielle. Dans ce cri du loup - son puissant, grave et prolongé, capable de parcourir plusieurs kilomètres -, est perçu l’appel, la reconnaissance de loup à loup ou d’humain à animal, dotés des mêmes épreuves au monde, entre misère et bonheur. Ce sont les animaux qui nous parlent dans la nuit des temps et la nature : mystère d’être.

Le silence se fait dans la salle ébahie et admirative, à la vue, sur le grand écran du lointain, des loups dans la montagne filmés la nuit par une caméra thermique, l’outil même des garde-frontières dans le passage des migrants. Des apparitions mystérieuses et énigmatiques - les bêtes se suivent, se séparent, se rassemblent, tels des humains -, captivant le public ébloui.

Un spectacle résolument poétique dans cette écoute accordée à la nature, aux paysages, aux animaux - des êtres à jamais étranges pour l’humain mais pas étrangers - : l’invitation à scruter le cosmos, la nuit, les étoiles et le ciel.

Et pour que ne soit pas trop surplombante la « pensée » philosophique de Baptiste Morizot sur une scène de théâtre, il fallait une distance, un recul et un regard comique et ironique, ce que font leur avec brio et élan, les interprètes qui se hissent dans la salle, à l’affût, interpelant le public ou bien courant sans fin en rond sur le plateau, cheveux au vent telle une crinière, reprenant à leur compte les mouvements et les réflexes instinctifs des bêtes.

Un spectacle persuasif, singulier et inouï dans sa mise en lumière - dans la nuit - de l’étrangeté de notre condition, animale ou humaine, d’être au monde.

Manières d’être vivant, d’après l’essai de Baptiste Morizot, co-écriture Clara Hédouin et Romain de Becdelièvre, mise en scène Clara Hédouin. Avec Baptiste Drouillac, Adrien Guiraud, Manon Hugny, Maxime Le Gac-Olanié, Liza Alegria Ndikita, Jenna Thiam, collaboration artistique Éric Didry, Estelle Zhong Mengual, assistanat à la mise en scène Joamin Vasseur, scénographie Arthur Guespin, création lumière Elsa Revol, création son Manuel Coursin, costumes Clara Hubert. Du 10 au 24 octobre 2025, au Théâtre National Populaire de Villeurbanne.
Crédit photo : Christophe Raynaud de Lage.

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Véronique Hotte

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