Critique – Opéra & Classique

Lucia de Lammermoor de Gaetano Donizetti

Pretty Yende envoûte les oreilles et les yeux

 Lucia de Lammermoor de Gaetano Donizetti

Quelle surprise pouvait-on attendre d’une production née en 1995 puis reprise sans discontinuer sur la scène de l’Opéra National de Paris-Bastille, d’un patron à l’autre, d’Hugues Gall, son directeur d’alors à Stéphane Lissner, son actuel patron en passant par Gérard Mortier et Nicolas Joël ?

La mise en scène du roumain Andrei Serban qui avait tant dérangé à sa création a pris de la patine et des reliefs divers selon la distribution des chanteurs et surtout des chanteuses. Avec Pretty Yende, prodigieuse soprano sud-africaine, nouvelle Lucia à la folie ensorcelante, la chambrée militaire avec ses passerelles, ses grues et ses cordes flottantes, prend le sens d’un enfermement psychiatrique. La caserne, ses accessoires de musculation et les mâles baraqués qui s’y suspendent deviennent autant d’éléments d’isolation. Tout comme les chanteurs du chœur, rangés sur une mezzanine circulaire en frac et haut de forme, qui deviennent les observateurs voyeurs d’une démence en gestation.

Le lumineux sourire de Pretty Yende, sa beauté sensuelle, le naturel naïf dont elle dote sa Lucia, en font une créature étrangère à cet environnement carcéral et viril. Et sa voix au souffle infini, coule du murmure au cri avec un naturel stupéfiant, comme si son legato en parfait aplomb, ses trilles au vibrato aérien, ses aigus célestes faisaient partie de son moi intime, sans le moindre effort. Sa présence, son jeu, son chant se déclinent sur une sorte d’évidence.

Après June Anderson, Sonia Yonsheva, Patrizia Ciofi et Natalie Dessay que l’on croyait insurpassable, Pretty Yende s’impose et s’inscrit dans l’anthologie des inoubliables.

Ce n’est pas la première fois qu’elle foule la scène de l’Opéra Bastille. On l’y avait découverte, pétillante de grâce et de drôlerie en Rosine, dans la reprise du Barbier de Séville posé sur les rails du rire par Damiano Michieletto (voir WT 4991 du 5 février 2016). Son charme piquant, sa légèreté ne pouvaient guère laisser entrevoir la tragédienne hallucinée au timbre arc en ciel qu’elle révèle dans Lucia.

Défi majeur

Ce personnage, ce rôle cristallise d’ailleurs l’un des défis majeurs du répertoire lyrique. Gaetano Donizetti de Bergame, son compositeur (1797-1848), le plus fécond de son temps – on le surnommait « dozinetti » celui qui compose à la douzaine - a porté l’art du bel-canto à son sommet. Les brumes et châteaux hantés de l’Ecosse de Walter Scott lui inspirèrent cette Lucia poussée à la folie comme un pion sur un échiquier par l’ambition de son frère. L’homme qu’elle aime et dont elle est aimée est l’ennemi de ce frère qui se servira d’elle, la manipulera comme une poupée pour en faire l’épouse d’un meilleur parti. Hallucinée, Lucia devient un zombie qui assassine et meurt en délire et tempêtes musicales.

Outre sa voix, son jeu et sa présence qui vous traversent comme une lame amoureuse Pretty Yende est de bout en bout attentive à ses partenaires, même quand ceux-ci, comme Artur Rucinski dans le rôle d’Enrico, le frère cynique, se tient raide comme un piquet, envoyant face au public sa large voix de baryton. En Edgardo, l’homme aimé, l’homme qui aime, le ténor Piero Pretti montre heureusement plus de souplesse – même de face, attitude que lui aussi affectionne - ajoutant à la netteté de sa diction un timbre clair et chaleureux qui, dans son grand air final, lui vaut une salve d’applaudissements.
Autre bénéficiaire d’enthousiasme la basse polonaise Rafal Siwek qui confère au chapelain Raimondo une autorité de prédicateur ambigu et des graves d’abysse.

Beau succès également pour le chef Riccardo Frizza qui discipline le lyrisme des cordes, la sournoiserie des flûtes, les pulsions des cors et des percussions de l’orchestre. Tout est net, précis, au service des voix jamais couvertes et à celui d’un romantisme à la fois bouillonnant et retenu.

Mais le triomphe absolu va à Pretty Yende, les ovations debout se succèdent, les « bravi » fusent. Elle salue et resalue, le sourire rayonnant et les yeux humides. Une diva est née.

Lucia di Lammermoor de Gaetano Donizetti, livret de Salvatore Cammarano d’après La Fiancée de Lammermoor de Walter Scott. Orchestre et chœur de l’Opéra National de Paris, direction Riccardo Frizza, chef de chœur José Luis Basso, mise en scène Andrei Serban, décors et costumes William Dudley, lumières Guido Levi. Avec Pretty Yende (les 14, 17 et 23 octobre) et Nina Minasyan (28, 29 oct. 11, 14 nov.), Artur Rucinski, Piero Pretti (les 14, 17, 23 oct) et Rame Lahaj (26, 29 oct, 11, 14 nov) Oleksyi Palchykov, Rafal Siwek, Gemma Ni Bhriain, Yu Shao.

Paris - Opéra Bastille, les 14, 17, 23, 26, 29 oct. 8, 11, 14, 16 nov. à 19h30, le 4 nov. à 20h30

08 92 89 90 90 - +33 1 71 25 24 23 – www.operadeparis.fr

Photos Sébastien Mathe – Opéra National de Paris

A propos de l'auteur
Caroline Alexander
Caroline Alexander

Née dans des années de tourmente, réussit à échapper au pire, et, sur cette lancée continua à avancer en se faufilant entre les gouttes des orages. Par prudence sa famille la destinait à une carrière dans la confection pour dames. Par cabotinage, elle...

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