Le Tartuffe de Molière
Les derniers éclats d’une période radieuse
Tartuffe est la grande pièce de Molière, une mise en scène de la fausse dévotion, de l’imposture et de l’hypocrisie religieuses. Et le porte-parole de Molière qui prend sa revanche sur les critiques dénonçant l’impiété de sa création précédente, l’Ecole des femmes, est bien l’aimable Cléante, frère d’Elmire et beau-frère d’Orgon, le maître de maison « tartuffié » qu’il se doit d’éclairer.
Selon la leçon aristotélicienne, Tartuffe et sa dupe Orgon représentent deux « extrémités » de l’imposture et de l’illusion, l’illusion comme crédulité superstitieuse ou aveuglement. Entre les deux extrêmes, entre Tartuffe et Orgon, se situent les « dévots de coeur », tels que les peint Cléante :
Mais les dévots de coeur sont aisés à connaître.(…) C’est par leurs actions qu’ils reprennent les nôtres. L’apparence du mal a chez eux peu d’appui Et leur âme est portée à juger bien d’autrui.(…) Ils attachent leur haine au péché seulement, Et ne veulent point prendre, avec un zèle extrême, Les intérêts du Ciel plus qu’il ne veut lui-même.
La dévotion devrait être compatible avec la philosophie de la sociabilité de Cléante. La riposte de Molière à l’égard du « parti dévot » ridiculise l’imposture d’un faux dévot au discours de jésuite.
Ce n’est pas être libertin que de s’apercevoir de l’hypocrisie de Tartuffe : l’aveuglement et la crédulité sont réservés au personnage comique, Orgon. La nature de l’imposture du faux dévot consiste à couvrir d’un discours religieux des appétits très terrestres - appétit de plaisir sensuel et appétit de pouvoir -, le discours religieux n’étant qu’un masque pour des passions humaines.
Molière pratique la dis/simulation pour masquer une pensée anti-chrétienne et épicurienne conforme à la leçon de Lucrèce. Il s’attaque dans Tartuffe aux erreurs du camp dévot des jésuites et des jansénistes. (Molière dramaturge libertin, Antony McKenna, Champion Classique.)
Interdiction de la pièce, nouvelle version de Molière avec un titre autre et un « héros » moins ecclésiastique, censure réitérée encore et interdiction reconduite, malgré l’écriture des « placets » soumis au Roi et la faveur manifeste que lui accorde Louis XIV, et le soutien de grands de la Cour.
Or, Molière doit aussi présenter sa nouvelle pièce pour soutenir les intérêts financiers de sa troupe.
Le metteur en scène inspiré Yves Beaunesne qui monte les classiques à merveille tente de son côté un parallélisme historique entre l’époque de Molière et et la nôtre - rapprocher et tenir à distance les sixties et le XVIIè siècle d’après la Fronde. Molière confronte des classes sociales clairement définies dans une société que le règne de Louis XVI voudrait peindre comme glorieuse.
D’où l’idée d’évoquer sur la scène les Trente Glorieuses et de retrouver une situation où, à l’image d’avant 1968, la France vit des années de « reconstruction », où la liberté gagne la jeunesse. Le besoin de vivre est ressenti dans son ardeur, après une longue période d’horreurs et de privations.
Orgon est le représentant d’un milieu qui ne souffre pas du manque d’argent, symbolisant cette fureur de vivre qui a cours lors des Trente Glorieuses, tout en aspirant à une quête de spiritualité. Soit un humanisme authentique aux valeurs collectives et partagées que la fin des années 1960 éludera. De même, Molière laisse deviner, à sa façon, un monde où des changements se profilent.
Le metteur en scène se dit aujourd’hui « témoin d’une société malade de ses radicalismes, de l’addiction, de l’absence à soi-même, société qui n’a pas besoin de sa jeunesse, ne lui offrant aucun futur où tout s’achète ». Le concepteur décrit une forme tragique frayant avec la décadence.
Dans la mise en scène du Tartuffe, le créateur costumes Jean-Daniel Vuillermoz s’en est donné à coeur joie, colorant de couleurs pastel les petites jupes volantes des jeunes filles - Mariane jouée par Victoria Lewuillon -, habillant la somptueuse Mme Pernelle - Marja-Leena Junker - en dame chasseresse, et les jeunes gens de pantalons et vestes souples de ville - Damis est interprété par Léonard Berthet-Rivière, et Valère par Benjamin Gazzeri-Guillet. On peut associer à ces derniers, Cléante d’esprit ouvert et à l’allure libre et éternellement juvénile, incarné par Vincent Minne. L’avenante Dorine, jouée par Johanna Bonnet, porte, près du corps, une robe colorée et seyante.
Les coiffures de Marie Messien donnent à Elmire - Noémie Gantier - la liberté et l’élégance souhaitées : un chignon architecturé, puis les cheveux lâchés. Le garçons portent casquette.
Orgon - Jean-Michel Balthazar - est un père bien en chair dont l’appel mystique peut surprendre.
Dans cet univers d’amusement et de facéties bon enfant, la scénographie de Damien Caille-Perret, entre ombres et lumières, propose l’intérieur d’une vaste demeure bourgeoise dont l’apparat luxueux est atténué, mais dont subsiste la petite chapelle intérieure dans laquelle tous vont se recueillir et chanter, sous la houlette du chef de chant, Hugues Maréchal, qui est aux claviers.
Le somptueux stabat mater qui clôt la représentation est représentatif de cette appétence esthétique pour les appels oniriques et envoûtements mystiques. Belle capacité ludique de la création musicale de Camille Rocailleux et des lumières joueuses de César Godefroy.
Les comédiens-musiciens peuvent passer de la musique classique au rock-and-roll : Tartuffe chante sur une scène rock des sixties, entouré par les autres interprètes bien dans le rythme.
Violence des combats au corps-à-corps, des affrontements et confrontations physiques sous la chorégraphie d’Emilie Guillaume. Et à la fin, chacun individuellement fait sa justice et règle son compte au menteur, le passant à tabac, réalité significative d’aujourd’hui où chacun juge et punit.
Foin de la charité chrétienne, et Yves Beaunesne - belle direction d’acteurs et talent des comédiens enthousiastes - tire son épingle du jeu avec aisance et bonheur, offrant au public un spectacle à la fois rigoureux et joyeux où résonne avec mordant et clarté la langue de Molière.
Comique souriant, volonté d’en découdre, hymne au vif désir de vivre, ce Tartuffe s’impose dans l’évidence d’une oeuvre pertinente et perspicace qui n’en finit pas de parler de nous avec sagacité.
Le Tartuffe ou l’Imposteur de Molière, mise en scène de Yves Beaunesne, dramaturgie Marion Bernède, scénographie Damien Caille-Perret, lumières César Godefroy, musique Camille Rocailleux, costumes Jean-Daniel Vuillermoz. Du 26 janvier au 6 février 2022, du mercredi au samedi à 20h30 et le dimanche à 15h, au Théâtre Montansier à Versailles (Yvelines). Le 10 février au Centre des Bords de Marne Le Perreux (Val-de-Marne). Les 16 et 17 février à L’Azimut à Châtenay-Malabry (Hauts-de-Seine). Les 7 et 8 mars à la Scène nationale d’Albi (Tarn). Le 18 mars au Théâtre Alexandre Dumas à Saint-Germain-en-Laye (Yvelines). Le 22 mars au Théâtre La Colonne à Miramas (Bouches-du-Rhône). Le 29 mars au Théâtre L’Olympia à Arcachon (Gironde). Le 1er avril au Théâtre de Suresnes Jean Vilar (Hauts-de-Seine). Le 2 avril au Théâtre Jean Arp de Clamart (Hauts-de-Seine). Le 5 avril, Scène nationale du Grand Narbonne (Aude). Les 7 et 8 avril au Théâtre Molière Sète Scène nationale Archipel de Thau (Hérault). Les 12, 13 et 14 avril au Théâtre de Nîmes ( Gard). Les 20, 21 et 22 avril au Théâtre de la Ville de Luxembourg. Les 3, 4, 5, 6 et 7 mai au Théâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône). Le 10 mai à l’Equinoxe - Scène nationale de Châteauroux (Indre). Le 13 mai à L’Arsenal-Val de Reuil (Eure).
Crédit photo : Guy Delahaye